Jouer les putains

Le 24/08/2009

Se glisser dans la peau d’une prostituée, se faire payer pour coucher avec d’illustres inconnus est un classique du fantasme érotique. Pour la majorité d’entre nous, il n’est pas question de passage à l’acte, mais bel et bien d’une envie de « jouer les putains ». Fille de joie, courtisane, catin… Savante experte en hommes et en émois sexuels. Revêtir le rôle d’une professionnelle ? Pourquoi ? Une façon d’annihiler la tendresse maternelle, de s’adonner au sexe sans implication morale, ou encore de devenir esclave du désir de l’autre… À voir.

Prostituée : le plus vieux métier du monde

Dans Histoire de la prostitution : du moyen âge au XXe siècle, Brigitte Rochelandet affirme que « la prostitution, une pratique sexuelle particulière caractérisée par l’absence de sentiment d’amour dans la possession sexuelle d’un corps, est attestée depuis si longtemps que certains la qualifient de plus vieux métier du monde ». Plusieurs visions de la prostituée se confondent souvent dans les esprits contemporains : la jeune fille perdue, droguée, sans argent qui joue de ses charmes pour satisfaire son addiction dans une spirale auto-destructrice, la jeune fille (étrangère) exploitée comme du bétail par des maquereaux qui s’en mettent plein les poches, la vieille pute typique de Pigalle, fatiguée, pas très belle et qui continue d’exercer parce qu’elle ne sait rien faire d’autre. On est loin des paillettes, mais certainement plus proche de la réalité que le cliché qui sert de base au fantasme de la putain et qui serait plutôt celui-là : une image d’Épinal de la prostituée, bonne fille pleine de vie, pas farouche et expérimentée, détentrice d’une sagesse ancestrale de la vie tirée du « fond des hommes », que ces messieurs aiment à « consulter » quand ils sont tristes ou blasés de leur partenaire. Détentrice également d’un savoir technique sexuel, d’une expérience de la jouissance masculine encore souvent sulfureuse et qui serait, par essence, interdite aux autres femmes. Un fantasme qui la plupart du temps n’a rien à voir avec un véritable passage à l’acte.

De la madone à la catin

Dans le fantasme de la putain, on retrouve la dénégation classique de la responsabilité du désir sexuel. La femme peut alors se permettre d’accéder au plaisir sans culpabilité, n’étant plus elle–même. C’est l’autre qui devient responsable de ce plaisir, c’est lui qui le prend littéralement en charge. Endosser le rôle d’une putain serait aussi une façon comme une autre de nous autoriser à être des femmes, et non plus seulement les filles de nos mères. Ce fantasme de prostitution peut d’ailleurs surgir au moment de l’adolescence, comme s’il y avait là une résolution possible et socialement prescrite à la question émergeante du désir. Cela souligne l’origine profondément sociale d’un tel fantasme. Ni mère, ni épouse, ni maîtresse, ni amie... La prostituée est l’objet sexuel le plus vieux du monde et s’offre à quiconque a les moyens de la payer. Fille de joie ou de mauvaise vie, catin ou cocotte, « l’homme se délivre sur elle de sa turpitude et il la renie », disait Simone de Beauvoir. Aujourd’hui, les femmes sont sensées assumer leur libido et la revendiquer sans complexe, mais les choses sont moins simples qu’elles ni paraissent. Pour Caroline, 32 ans, ce n’est pas si facile d’assumer ses envies et de séparer le sexe de l’amour : « Le sexe avec mon partenaire a toujours été « cordial ». Nous éprouvons du plaisir, mais l’amour et le respect que nous avons l’un pour l’autre nous empêche de nous lâcher totalement. J’ai parfois ce fantasme, celui d’être une putain. Cette femme qu’on utilise pour le sexe, sans amour ni considération. Celle à qui on ne fait pas l’amour, mais qu’on baise sans retenue, parce qu’on la paie pour ça ». Ce fantasme est comme un reliquat d’une double image judéo-chrétienne, fondatrice de la femme. On est encore dans la dualité classique de « la maman et la putain », qui remonte au moyen-âge : les médecins ont découverts à cette époque que les femmes n’avaient pas besoin de jouir pour procréer, d’où une scission entre l’épouse, qui prend tout d’une sainte, et la sorcière qui deviendra par la suite la putain.

Le fantasme du parfait inconnu

Le fantasme de prostitution englobe l’un des fantasmes les plus fréquents des femmes : celui de faire l’amour avec un parfait inconnu. L’inconnu du fantasme est en général un amant idéal qui oblige les femmes à laisser tomber leurs barrières pour pouvoir enfin éprouver du plaisir. Une aventure sans lendemain, sans jugements ni sentiments, ferait rêver beaucoup de femmes qui n’ont pas toujours l’occasion, la décontraction et la liberté de la concrétiser. Qui n’a jamais effleuré l’idée de s’adonner au sexe furtif (le plombier sexy qui vient réparer une fuite), dans un lieu insolite (le steward au teint hâlé), lors d’une rencontre éphémère... Pour l’andrologue et gynécologue Sylvain Mimoun, l’acceptation du fantasme est une caresse de l’esprit. Magnifique expression, qui sous-tend en creux, le sujet du plaisir. Fantasmer c’est s’occuper de son plaisir, prendre soin de son « moi érotique ». L’envie de faire l’amour avec un inconnu est l’acceptation du rapport sexuel sans aucune relation en amont, sans phase de séduction, sans phase d’excitation. Intérioriser, s’approprier et finalement devenir l’archétype de ce fantasme très masculin : la femme toujours chaude, toujours prête qu’on peut « monter » sans préparation, sans cérémonie et quitter de même. Aurélie, 27 ans raconte : « J’ai tendance à multiplier les partenaires. Il m’arrive d’avoir envie de tester certains d’entre eux, au moment de la drague. Ca me démange de leur dire froidement : « Je te plais ? Allons chez moi. Mais j’espère que tu as de quoi payer. » Ca m’excite d’imaginer qu’un homme m’aborde en pensant que je suis une célibataire ordinaire, et qu’il découvre que je suis une vraie petite catin qu’on peut s’offrir avec quelques billets ». Si beaucoup de jeunes femmes semblent aujourd’hui s’approprier le droit de satisfaire cette pulsion du « sexe sans amour » à l’image des hommes qui fonctionnent ainsi depuis la nuit des temps, beaucoup de femmes n’ont pas encore intégré cette nouvelle liberté sexuelle (pour des raisons qui tiennent souvent à l’éducation, à la peur du regard des autres ou à la méconnaissance de leur propre corps), d’où leur besoin perpétuellement renouvellé de se fantasmer en « putain d’un jour ». Ce n’est pas parce qu’une société est dans l’exhibition sexuelle permanente que les esprits et les corps sont plus libres, au contraire : cela peut même les inhiber.

La pulsion plus forte que l’éducation

La femme qui se glisse dans la peau d’une prostituée devient également esclave du désir de l’autre par le biais de l’argent. Lorsqu’une femme fantasme qu’elle est une prostituée, elle peut s’adonner au sexe pour le sexe, sans aucune implication morale ou éthique. D’après Sylvain Mimoun, la pulsion devient alors plus forte que l’éducation. Dans le cadre de ce type de fantasme, nous pouvons nous autoriser à n’être pas ou plus ce qu’on attend de nous, au choix donc : une bonne fille, une femme tendre et attentive, une bonne mère, une bonne tout… Nous prenons le risque d’être entièrement sexuelle. Accepter ce fantasme c’est admettre les ressorts complexes de notre imaginaire érotique. Il nous permet ainsi d’être le metteur en scène et de laisser parler un désir évident de domination et de soumission que sous-tend le fantasme de la putain. On érotise souvent ce qui est tabou. En résumé, plus c’est interdit, plus c’est excitant et donc meilleur. Car transgresser l’interdit permet de cultiver un sentiment de culpabilité parfois nécessaire au plaisir. Et pour pousser le raisonnement jusqu’au bout : qu’est-ce qui serait difficilement avouable pour des femmes d’aujourd’hui, pour des femmes officiellement libérées ? D’aimer être soumises aux désirs du mâle ? Citons Jean Paulhan dans sa préface à l’Histoire d’O de Pauline Réage : « Enfin une femme qui avoue ! Qui avoue quoi ? Ce dont les femmes se sont de tout temps défendues (mais jamais plus qu’aujourd’hui). Ce que les hommes de tout temps leur reprochaient : qu’elles ne cessent pas d’obéir à leur sang ; que tout est sexe en elles, et jusqu’à l’esprit. Qu’il faudrait sans cesse les nourrir, sans cesse les laver et les farder, sans cesse les battre. Qu’elles ont simplement besoin d’un bon maître, et qui se défie de sa bonté... » On n’est pas forcé de cautionner ces propos volontairement provocateurs et malicieux, on peut juste goûter leur délicieux parfum de scandale, aujourd’hui encore. Aujourd’hui surtout ?

C’est combien ?

L’argent, icône moderne, justifie qu’on lui sacrifie tout ou presque et en particulier la seule chose qui théoriquement nous appartienne en propre : notre intégrité physique. Le mythe moderne de l’escort-girl en est un des symboles. Elle est la version luxe de la prostituée. Elle est l’image de la putain acceptable car belle, intelligente et impossible à distinguer des autres femmes, elle ne monnaye pas son corps mais « sa compagnie » qu’elle fait payer très cher. Elle s’accorderait également la liberté de choisir ses clients… Une inépuisable usine à fantasme qui surfe sur les mamelles de notre époque : beauté, jeunesse, richesse, sexe, et luxe… Pour Sarah, 29 ans, être escort girl est un vrai fantasme : « Je vis depuis six ans avec mon partenaire. Je suis fidèle, mais je rêve souvent de me retrouver dans la peau d’une escort-girl. Un homme riche me sélectionne dans le book d’une agence, me fait venir au bout du monde dans un cadre idyllique. Il me fait boire du champagne et sort de gros billets de banque chaque fois qu’il veut une nouvelle gâterie… » Le client deviendrait ainsi le nouveau prince charmant d’un soir. Et l’escort la nouvelle Cendrillon… On peut se poser la question d’un fantasme qui serait plus matériel que purement sexuel. Mais la thématique de l’argent ne peut pas non plus être dissociée du fantasme de la putain. L’idée qu’un homme soit prêt à payer pour goûter à nos faveurs devient une véritable revalorisation de soi-même, un aphrodisiaque. Une façon de se rassurer sur notre féminité : on nous désire et on nous paye pour satisfaire ce désir.

Le jeu de la putain, scénario érotique…

Le docteur Corman, président des médecins sexologues de France, estime que le rôle d’un fantasme est de rester dans l’imaginaire et de ne pas être réalisé. Mais souvent, le scénario érotique découlant du fantasme enrichit la sexualité du couple. Devenir « la putain de son homme » peut s’avérer être un affranchissement des règles extérieures, une transgression à deux, une redécouverte du jeu et de l’érotisme, ainsi qu’une expérience de sexe bestial et monnayable. Flore, 30 ans raconte : « J’adore que mon mec m’appelle sa « putain ». Depuis quelques temps, on se met en scène dans une relation prostituée-client : lingerie osée, chambre d’hôtel, échange d’argent. J’aime me mettre dans la peau d’une autre, être l’objet de son désir quand je suis habillée en pute, l’entendre me dire des mots crus, mais aussi et surtout ce sentiment de puissance quand il me paie… ». Finalement, c’est toujours une affaire de pouvoir. Si vendre son corps reste dégradant dans l’imaginaire populaire, c’est ici au contraire une notion valorisante car en acceptant de payer pour jouir d’un corps, le désir de l’homme serait comme décuplé et la femme plus honorée.

Un fantasme de liberté ?

Dans une société en apparence très ouverte, où les femmes affichent d’assumer leur liberté sexuelle, le fantasme de la putain a finalement toujours bonne presse. Pour certaines d’entre nous, de ne pas être aussi libérées que nous prétendons être, nous continuons d’emprunter la peau d’une autre pour nous affranchir un peu et découvrir le plaisir de se libérer sexuellement. Mais il reste que les fantasmes sont un moteur pour regénérer le désir et le renouveau sexuel, et qu’ils s’affranchissent des diktats de la société pour s’épanouir de jouir avec l’autre. De se jouer aussi des injonctions, et des entraves de toutes sortes.

[gris]Axelle FRANCINE[/gris]

[gris]Sources[/gris]

[gris]Histoire de la prostitution : du moyen âge au XXe siècle de Brigitte Rochelandet
Sexologie : Perspectives actuelles de André Bergeron et Jean-Pierre Trempe
Fantasmes, ce dont rêvent les femmes de Marie de La Forest, Dany Duran, André Corman
De la prostitution dans les grandes villes au dix-neuvième siècle et de l’extinction des maladies vénériennes de Julien François Jeannel
Le Nouveau désordre amoureux de Pascal Bruckner
Initiation à la psychopathologie de Michel Pouquet
Enquête « Ce que les femmes préfèrent », menée par Ipsos et Sylvain Mimoun, octobre 2008
[gris] Film
Enculées de Laetitia Masson
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[gris]Remerciements à Caroline, Aurélie, Sarah et Flore pour leurs témoignages. [/gris][/gris]

Commentaires (6)

  • matine

    Superbe article très approfondi et très bien écrit. Relativement au-dessus du lot, sauf pour la conclusion un peu bizarroïde, à laquelle je n’ai pas compris grand-chose.... Dommage, ça gâche un peu le plaisir.

  • sacha

    C’est vrai, je pense qu’il y a un problème dans la conclusion, on ne comprend pas ce qu’on lit, Un peu frustrant. Sinon, je partage ce fantasme et suis ravie d’en apprendre un peu plus sur ses mécanismes et son histoire. Ca change des niaiseries habituelles sur le sexe qu’on peut lire dans la presse magazine.

  • jakouchef

    Superbe article
    . Je pense qu’un certain nombre de couples pour retonnifier leurs ardeures jouent a toutes sortes de jeux comme l’infirmière le militaire etc...d’autres préfèrent utiliser un certain verbiage de salle de garde alors pourquoi ne pas jouer "a la pute"
    Avec mon Chéri nous y avons jouer, ainsi qu’a d’autres jeux, avec un certain plaisir et comme le sexe est une chaine sans fin nous l’avons poussé jusqu’à le réaliser en vrai pour savoir. C’est très impressionnant et intimidant a ne faire qu’en expérimental mais qui apporte de belles jouissances avec mon Chéri mais trop dangereux pour etre renouvellé

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