Margaret Sanger, celle qui a libéré les femmes

Le 02/09/2021

La pilule a à peine plus d’une cinquantaine d’années, et sans la détermination invraisemblable de l’américaine Margaret Sanger, je ne sais pas où nous en serions.
Elle est née à la fin du XIXe siècle et a perdu sa mère lors d’un dix-huitième accouchement. Sixième de onze enfants survivants, elle a passé l’essentiel de sa jeunesse à s’occuper de ses frères et sœurs. À vingt et un ans, elle était infirmière. Installée plus tard à New York elle a embrassé l’activisme de son premier mari et les idées des intellectuels.le.s et artistes de gauche que le couple fréquentait. Son engagement politique s’est métamorphosé en un féminisme radical, et elle a commencé à publier régulièrement des articles dans un magazine local sur toutes les choses essentielles que les femmes devaient savoir de la sexualité.

Elle avait vu sa mère avoir des grossesses non voulues à répétition, puis trop de femmes pratiquant des avortements à risques, ne sachant rien des principes contraceptifs de base. Au début du XXe siècle, les Américaines étaient maintenues dans l’ignorance absolue de tout ce qui touchait à la procréation. Il existait à l’époque une loi morale ultra-répressive, « Comstock », qui interdisait de parler de sexe, d’avoir des contraceptifs, des sex-toys, d’avorter. Était passible de prison celui ou celle qui publiait des choses qui traitaient de ce tabou, quelle que soit la forme, quelle que soit l’enveloppe. Les rapports sexuels devaient être une pratique invisible, absente de la vie publique, même par allusions. Avec pour résultat dévastateur des femmes ignorantes de tout ce qui touchait à leur corps, leur sexe, leur sexualité, et des accidents meurtriers. Après s’être occupée d’une femme de plus, d’une femme de trop, morte sous ses yeux des suites d’un avortement qui avait mal tourné, Margaret Sanger aurait dit : « J’ai jeté ma sacoche de nurse dans un coin et annoncé que je ne m’occuperais pas d’autres patientes tant qu’il ne sera pas possible aux femmes américaines qui travaillent de savoir comment contrôler leurs grossesses. » Elle pensait que pour qu’il y ait un profond changement de société, il fallait que les femmes, en particulier celles dont les moyens étaient limités, soient libérées de toute grossesse non souhaitée. Seule, révolutionnaire et contre tous, elle a pris le risque incroyable de lancer une campagne pour obliger le gouvernement à revoir sa position.
En 1914, elle a lancé un magazine mensuel The Woman Rebel (la femme rebelle), initiant les femmes à la contraception sous le slogan anarchiste un poil révisé « Ni dieux, ni maîtres ». Les femmes devaient être maîtresses de leurs corps, il fallait limiter les naissances pour éradiquer la misère. Sanger avait également publié un pamphlet de seize pages expliquant en détail diverses méthodes contraceptives. Attaquée pour avoir osé envoyer son magazine par la poste (la loi Comstock interdisait aussi de poster des documents qui parlaient de sexualité, les postiers devaient bien se marrer), elle a du fuir vers l’Angleterre pour échapper à son procès.
Là, influencée par Havelock Ellis – un médecin qui avait publié des ouvrages sur la sexualité – elle a intégré à son discours les notions de désir et de plaisir dans les rapports sexuels (notions révolutionnaires pour des femmes à qui l’on avait appris qu’il fallait se pincer le nez, attendre que cela passe, laisser les maris se soulager en rentrant du travail…).
Son premier époux avait été piégé par un représentant de Comstock, qui l’avait obligé à lui présenter son texte, La limitation de la famille. Il a été condamné à trente jours de prison, assimilant ainsi pour la première fois les notions de contraception à celles des libertés civiles.
Elle devait avoir une force de conviction et un enthousiasme éblouissants, car cela n’a pas freiné les ardeurs de son second mari, qui faisait régulièrement passer des lots de diaphragmes en contrebande via le Canada.

En 1916, elle a ouvert à Brooklyn le premier planning familial au monde, connu d’abord sous le nom d’American Birth Control League, et soutenu financièrement par la famille Rockefeller. Elle y défendait l’idée que les enfants devaient être le fruit de l’amour, du souhait conscient de la mère et de l’assurance qu’ils puissent être élevés en bonne santé. Elle voyageait, publiait, faisait des conférences, même devant le Ku Klux Klan. Elle ne triait pas, elle allait partout et faisait tout ce qui pouvait permettre de diffuser son message au plus grand nombre de femmes. Elle connaissait parfaitement leurs besoins, recevant d’elles des centaines de milliers de lettres. Elle a ensuite déployé un second centre à Harlem, pour aider les femmes noires dans une Amérique encore ségrégationniste, ce dont Martin Luther King la remercia publiquement. En 1936, elle a gagné son procès contre le gouvernement américain et commencé à importer légalement des diaphragmes. Mais pourquoi s’arrêter là ?

Elle a initié des échanges avec le médecin allemand Ernst Gräfenberg, un ophtalmologue devenu gynécologue et obstétricien. Inventeur des prémices du stérilet, il est connu aujourd’hui pour avoir parlé de la stimulation du point G, encore si controversé. Bien que juif, il refusait de quitter son pays à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Ayant soigné des femmes de hauts dignitaires nazis, il se croyait protégé par elles mais il a été emprisonné en 1937. Margaret Sanger se servit des relations qu’elle avait en Allemagne – elle s’était entretenue avec les autorités nazies sur la question du contrôle des naissances – pour le sortir des prisons allemandes et l’installer à New York. Mais l’Amérique puritaine n’était pas prête à accepter le stérilet, immédiatement condamné par les médecins.

En 1951 elle a rencontré à un diner le biologiste Gregory Pincus, spécialiste des hormones et de la reproduction chez les animaux. Margaret Sanger, qui continuait de vouloir plus, lui a demandé si un traitement modulant les niveaux d’hormones féminines pourrait avoir une action contraceptive. C’était sans doute possible, mais il fallait des fonds, assez pour financer plusieurs années de recherche. En 1952, elle a emporté dans sa fièvre la biologiste et riche héritière Katherine McCormick. Pincus, effaré par les histoires folles que lui racontait Sanger sur les souffrances des femmes pour échapper aux grossesses non désirées, s’est consacré à plein temps à la tâche. En 1960, après quatre années d’attente, la Food and Drugs Administration a enfin autorisé la commercialisation de la pilule.

Tout à coup, c’est toute l’histoire de l’humanité qui a changé ; les rapports sexuels ont cessé d’être les garants de la généalogie et de la démographie. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, ouvrant la voie à une nouvelle forme d’émancipation féminine, imbriquée dans cette révolution sexuelle. Margaret Sanger ne figure pas dans les livres d’histoire, on ne dit pas assez à quel point les effets de cette invention sont r-évolution-naires dans l’histoire de l’humanité. Je regrette que nous ne jouissions pas assez de cette faramineuse et si récente liberté sexuelle (nous nous sommes ouverts à toutes sortes de sexualités, mais d’autres sujets, chronophages, nous happent ailleurs), comme je déplore qu’il n’y ait pas assez d’initiatives pour rappeler aux femmes et aux hommes les bénéfices de l’amour bien fait.

Texte extrait de :
"Un matin, j’étais féministe" de Sophie Bramly
288 pages
Éditions KERO (01/03/2019)