Il y a 100 ans, quand Berlin multipliait les genres

Le 04/09/2021

De 1919 à 1933, il existait à Berlin* un Institut de Sexologie très en avance sur son temps et peut-être même sur le nôtre, puisqu’il s’intéressait avec une très grande bienveillance aux sexualités dites "intermédiaires", aux droits des femmes, ainsi qu’à la cause LGBT.

L’institution était le fruit de la volonté d’un seul homme, Magnus Hirschfeld, influencé par le travail du dermatologue Iwan Bloch, qui en 1906, avait imaginé un nouveau type d’étude, la sexologie, mixant sciences médicales, sociales et humaines, pour comprendre la sexualité humaine, afin de démystifier l’expérience sexuelle humaine.
Hirschfeld avait lancé un Comité des Sciences Humaines dès 1897, pour soutenir les droits des LGBT (lui-même était homosexuel). Le comité avait édité une revue sur les différentes sexualités et Hirschfeld avait également monté une bibliothèque unique en son genre, avec plus de 20.000 livres de littérature homosexuelle et érotique. L’institut avait un ensemble de départements : médical, psychologique, ethnologique et un bureau de conseils. 20.000 personnes par an avaient recours à leurs différents services (éducation sexuelle, contraception, MST, émancipation féminine ...), et les personnes démunies ne payaient pas les consultations. Berlin semblait être la ville de toutes les utopies sexuelles, où (presque) tout était possible.

Car Magnus Hirschfeld défendait l’idée de l’intermédiation sexuelle, une classification où tous les traits de caractère existent dans un ordre allant du masculin au féminin. Selon lui, tous les êtres humains possédent des caractéristiques masculines et féminines, personne n’est entièrement masculin ou entièrement féminin, mais un peu des deux. Un homme ayant une libido féminine, par exemple, serait homosexuel, tandis qu’une personne ayant des organes sexuels masculins et des caractéristiques psychologiques essentiellement féminines serait probablement transgenre. Il avait même émis l’hypothèse que les homosexuel.le.s étaient un troisième sexe, avec des des caractéristiques physiologiques distinctes. Il fut par ailleurs le premier à parler de transexualisme et à avoir des transexuels aussi bien dans son staff que parmi ses patients. Plus étonnant encore : c’est dans son institut qu’on eu lieu les premiers opérations de changements de genres.
Hirschfeld a également encouragé les services de police de Berlin à limiter les arrestations de travestis, y compris prostitué.e.s, en créant des cartes de travesti délivrées au nom de l’Institut, et bien que les pratiques homosexuelles étaient officiellement interdites dans l’Allemagne des années 30, il aidait les homosexuel.le.s à se regrouper en communautés pour s’entraider.
En 1919, Hirschfeld a même co-écrit et joué dans le film Anders als die Andern ("Différent des autres"), une tragédie sur un homosexuel victime d’un chantage de la part de son amant. Il espérait que ses efforts en faveur de l’homosexualité conduiraient à une Allemagne plus tolérante.
Le lieu était suffisamment hors-norme pour attirer des scientifiques et politiques d’Europe, de Russie et des Etats-Unis, curieux d’accéder aux recherches, ainsi que des personnalités aussi engagées sur la sexualité féminine que Margaret Sanger.

C’était trop beau pour que cela puisse durer : en 1933, peu après avoir pris le pouvoir, les nazis - foncièrement homophobes - ont fermés les clubs gays et brûlé l’Institut avec toutes ses archives (dont 35.000 photographies documentant des expériences sexuelles, des objets sexuels, des oeuvres d’art à caractère sexuel, et plus de 40.000 biographies). Joseph Goebbels en a fait un grand spectacle de rue, faisant un discours devant un rassemblement d’environ 40,000 personnes. Les nazis auraient aussi possiblement tué la première personne transexuelle de l’histoire, Dora "Dörchen" Richter et après la Nuit des Longs Couteaux, les gays furent bannis d’Allemagne s’ils n’avaient pas été tués ou en déportation. Mais la rumeur dit que de nombreux nazis, y compris des fonctionnaires de haut rang, étaient des patients de l’institut. L’attaque du bâtiment pourrait avoir été une couverture pour mettre la main sur des dossiers susceptibles d’incriminer certains d’entre eux.

Néanmoins, Magnus Hirschfeld incarnait à lui tout seul ce que Hitler percevait comme les trois plus grandes menaces contre l’Allemagne : il était juif, homosexuel, et avait une philosophie politique libérale. Il a fui vers la France où il a tenté, en vain, d’ouvrir un établissement similaire. Il est mort à Nice en 1935.
En 1973, un nouvel Institut ouvrait ses portes à l’Université de Francfort sur Main et en 1994, l’Institut Robert Koch de Berlin ouvrait les Archives de Sexologie de Magnus Hirschfeld. Mais il n’est pas certain que ces établissements partagent ce même point de vue novateur sur la fluidité des genres ...

* La ville de Berlin a eu une longue histoire de tolérance envers les homosexuels, qui remonte aux années 1800. On comptait plus de 40 bars gays dans les années 1920. L’échec du Reichstag allemand à inclure les femmes homosexuelles dans le code pénal a donné naissance à une communauté lesbienne particulièrement dynamique.

© Illustration : extrait du film Anders als die Andern co-écrit par Magnus Hirschfeld