Célibataires : l’amour à l’ère de l’algorithme fatigué

Le 28/10/2025

Depuis plus d’un quart de siècle, les applications de rencontre promettent de résoudre l’énigme de l’amour à coups d’algorithmes, de “matchs” et de compatibilités millimétrées. On croyait qu’il suffisait de cocher des cases — “non-fumeur”, “vegan”, ou "cinéphile" — pour conjurer l’incertitude du sentiment. Et pourtant, vingt-cinq ans plus tard, la promesse s’est épuisée : selon une récente étude Ipsos, 49 % des célibataires souffrent désormais de “dating fatigue”, cette lassitude douce-amère des cœurs trop connectés.

Les usagers ont beau scroller entre les profils, affiner leurs critères et peaufiner leurs bios, ils sont 92 % à savoir que le déclic amoureux échappe à la logique, qu’il surgit d’un désordre : une odeur, un regard, une intonation, un geste maladroit. Bref, l’amour et l’attirance sexuelle restent obstinément irrationnels — une catastrophe pour les ingénieurs de la rencontre parfaite.

Le célibat choisi : une revanche sociale ?

Mais cette fatigue n’est pas qu’un désenchantement, elle marque aussi un tournant. Près de 40 % des célibataires français revendiquent aujourd’hui leur indépendance et rêvent d’une relation “sans les contraintes”. Les femmes, en particulier, ne veulent plus porter seules la charge domestique — et on les comprend : le mythe du “couple refuge” s’est souvent transformé en corvée à deux vitesses. Comme l’a analysé la sociologue Eva Illouz, la modernité amoureuse s’est construite sur un paradoxe : “Les femmes ont gagné leur liberté économique, mais l’amour reste un lieu d’inégalités symboliques et pratiques.”

D’où l’émergence du “céli-couple” : être ensemble, oui, mais chacun chez soi. Une idée que 35 % des célibataires adoptent volontiers — un compromis élégant entre le besoin de lien et la peur de l’emprise. À côté de cela, d’autres explorent des territoires plus flexibles : 19 % s’intéressent aux “sex-friends”, et 7 % au polyamour, preuve qu’au XXIe siècle, la monogamie obligatoire a cessé d’être un horizon indépassable. Comme le disait déjà le sociologue Anthony Giddens, la relation moderne repose sur le “pur rapport” : une union fondée sur la communication et le plaisir réciproque, non sur la tradition ou la nécessité.

L’amour, version bêta : les IA au cœur tendre

Pendant ce temps, outre-Atlantique, un phénomène fascinant se dessine. Le Global Loneliness and AI Romance Report 2025 révèle que 50 % des jeunes Américains envisageraient une relation amoureuse avec une intelligence artificielle. Le film Her (Spike Jonze, 2013) n’était donc pas une fable, mais une prophétie : des êtres humains s’éprennent d’une voix désincarnée, d’un programme qui les comprend “mieux que personne”.
Le philosophe et sociologue Jean Baudrillard aurait souri : nous sommes passés du simulacre de séduction à la séduction du simulacre.

Mais voilà le hic : une IA peut imiter la conversation, simuler le désir, générer la tendresse sur demande — elle ne pourra jamais être imprévisible. Même dotée d’un module aléatoire sophistiqué, son imprévisibilité restera factice, car elle obéira toujours à une logique, à un code, à une intention prévisible. Or, ce qui nous attire chez l’autre, c’est précisément ce qu’il nous échappe. Le désir naît du manque, de l’incertitude, de la dissonance. Une IA ne nous confronte pas à notre propre altérité, elle nous reflète. Et comme le rappelle la psychanalyste Marie Balmary : “Aimer, c’est être décentré de soi.” Rien de plus contraire à l’amour que de ne jamais être surpris.

L’éloge de l’imprévisible

Si la fatigue du dating et la tentation technologique nous disent quelque chose, c’est peut-être ceci : nous cherchons à neutraliser le risque amoureux. Nous voulons la connexion sans la confusion, la tendresse sans le trouble, la rencontre sans la perte de contrôle. Mais à force de vouloir maîtriser l’imprévisible, nous asséchons la seule source de plaisir véritable : celle de ne pas savoir.
L’amour, c’est plutôt l’expérience d’un chaos ordonné, d’un désordre qui fait sens. Rien n’est plus satisfaisant que ce qui nous échappe, ce qui déborde les prévisions, les profils et les “matchs”. L’imprévisible n’est pas une menace : c’est le sens même de la vie et de tout ce qui, un jour, pourrait encore nous bouleverser.

Illustration : © film "Her", de Spike Jonze, 2013.