Connaissez-vous les Sheela Na Gigs ?

Le 02/09/2021

Certaines façades d’églises et monuments méritent que l’on lève la tête : sculptées dans la pierre, des femmes nues, accroupies, les jambes écartées ouvrent leurs lèvres hypertrophiées. On trouve ces Sheela Na Gigs en France et en Espagne où elles auraient vu le jour au XIe siècle, en Italie et en Norvège également, mais la plupart de celles qui ont subsisté datent du XIIe siècle et sont dans les îles britanniques (peut-être parce que les ecclésiastiques de l’époque victorienne aient été moins affolés que les prêtres catholiques en France et en Espagne ?).

Selon Eamonn Kelly, conservateur des antiquités irlandaises au Musée national d’Irlande à Dublin, elles auraient ainsi été apposées sur les églises pour rappeler les dangers que représentent les femmes.
Certains historien.ne.s de l’art ont vu des figures grotesques de sorcières, destinées soit à mettre en garde contre les péchés de luxure, soit à lutter contre le mal (car depuis dans la Grèce antique, certaines croyances voulaient que l’exhibition des organes génitaux féminins effrayerait les démons).
D’autres théories existent, plus flatteuses : pour Joanne McMahon et Jack Roberts, elles sont une rémanence de religions pré-chrétiennes, honorant la fertilité et de la Déesse-Mère. La vulve exagérée étant un signe de pouvoir vital et de fertilité. Ces Sheela Na Gigs étant également sur des façades de châteaux et sur des poteaux de porte pourraient accréditer cette thèse.

Barbara Freitag, ancienne maître de conférences en études interculturelles à l’Université de Dublin et auteur du livre Sheela Na Gigs, paru en 2004 : Unravelling an Enigma, a été la première à mettre en avant cette idée. Pour elle, "il s’agissait manifestement de figures qui n’avaient rien à voir avec l’église à l’origine. On les trouve principalement dans les zones rurales et nous disposons d’un grand nombre de documents montrant que les gens de ces régions ont gardé ces Sheelas au péril de leur vie contre les prêtres, en particulier en Irlande, qui essayaient de les détruire - et les ont détruits. Il y a plusieurs décrets d’évêques disant qu’ils devraient être arrachés des murs". De ses visites dans certaines communautés où des Sheelas étaient présentes, elle a dit que "la fertilité était toujours le premier mot qui revenait". L’une des femmes avec qui elle s’est entretenue lui a raconté qu’au moment de l’agnelage, les agriculteurs présentent encore une brebis à une Sheela dans l’espoir que cela conduise à un printemps fertile. Il s’agit de phénomènes ruraux, car ces gens "comptaient sur les pouvoirs qui donnent la vie (...). À l’époque médiévale, le taux de mortalité maternelle était si élevé que l’on voulait une grosse vulve pour que l’enfant sorte le plus rapidement possible, car un accouchement long et prolongé pouvait très bien signifier la mort de l’enfant et de la mère." C’est pour cela aussi que les aides à l’accouchement médiévales "consistaient à rendre la vulve flasque et grosse - comme mettre du beurre dans le vagin pour aider le bébé à glisser plus rapidement", dit-elle.

Même leur nom étrange reste une énigme. Certain.e.s pensent que "Sheela" pourrait signifier "vieille femme" ou "vieille bique", tandis que "gig" désignait les parties génitales en argot. Barbara Freitag pense que Gig était de l’argot de l’anglais nordique pour désigner les parties génitales d’une femme. Un mot actuel irlandais, Gigh (prononcé comme le prénom Guy) à d’ailleurs la même signification.

Georgia Rhoades, professeure àl’Université Appalachian, souligne les similitudes des Sheelas avec des figures comme la déesse grecque Baubo, qui était représentée avec sa vulve visible et pointe vers plusieurs Sheelas qui ressemblent clairement à des représentations de la masturbation. "Il y en a une à Oaksey dans le Wiltshire et sa vulve descend jusqu’aux genoux et elle sourit, comme si elle célébrait quelque chose - et j’aime à penser qu’elle célèbre la sexualité féminine. Et c’est vraiment la seule décoration de l’église."

Si la véritable histoire des Sheelas est encore pleine d’incertitudes, il est intéressant de voir que les jugements portés sur elles sont le reflet des époques auxquelles elles ont été étudiées : tantôt figures maléfiques à détruire, tantôt symboles de vie et de fertilité à célébrer.

© illustrations :
Sheela Na Gig du XIIe siècle sur la façade de l’église de Kilpeck, dans le Herefordshire, en Angleterre.
Sarah Lucas, sculpture Sheela na gig (2012).