Prêcher dans le désir

Le 21/04/2009

"Dieu fait les gens et le diable les accouple", affirme un proverbe français. Tout semble dit : faire l’amour serait un péché. Pourtant, toutes les religions ne partagent la même vision de la jouissance. Si les unes font rimer volupté avec culpabilité, les autres n’y voient qu’un présent de la part du Seigneur. Ainsi, quand saint Paul blâme la chair, Mahomet engage les croyants à profiter des plaisirs. Le clivage entre sacré et sexué n’a donc pas toujours lieu d’être et il n’est peut-être pas nécessaire de sacrifier sa vie sexuelle sur l’autel de son engagement spirituel. Pour savoir si sexualité et religion ne riment qu’avec transgression, Second Sexe prend au mot les différents credo.

Sens interdits ?

"C’est à Paul que l’on doit le devenir thanatophilique du christianisme", écrit Michel Onfray (1). Le philosophe dénonce ainsi la condamnation de la chair exprimée par Paul, qui l’oppose radicalement à l’Esprit et l’associe à de nombreux vices. S’il est vrai que l’apôtre fait preuve d’une sévérité peu commune à l’égard des plaisirs des sens (ce qui pousse Onfray à y voir le signe d’une névrose provoquée par une possible impuissance), il concède toutefois que le désir ne peut être contenu par tous aussi bien que par ceux qui, comme lui, ont choisi le célibat. Le mariage constitue ainsi un moindre mal, "car il vaut mieux se marier que brûler" (2). L’Ancien Testament n’est pourtant pas aussi austère qu’on pourrait le croire quand il s’agit de volupté. Dans son troisième livre, le Lévitique, sont précisées les dispositions légales indiquées par Dieu à Moïse. Parmi elles figurent les nombreuses mises en garde en matière de sexualité (3) : adultère, homosexualité, inceste et ses dérivés (coucher avec son beau-père par exemple), zoophilie sont autant de conduites condamnées par le Seigneur. Qui correspondent d’ailleurs aux pratiques interdites aujourd’hui en France. Les rapports sexuels durant les menstruations sont également proscrits. Le judaïsme étend l’interdiction au-delà. Juifs croyants et pratiquants, David et Agnès respectent cette période de la Nidah. "Nous ne faisons pas l’amour quand j’ai mes règles et durant les sept jours qui suivent", témoigne ainsi Agnès. Ainsi, les seules relations sexuelles autorisées aux chrétiens doivent avoir lieu dans le cadre du mariage (condition qu’ils partagent avec les juifs et les musulmans, pour lesquels la noce est même un devoir) et avoir pour but la procréation. Un impératif dont la transgression coûta la vie à Onan. Ce personnage - dont le nom a donné naissance au terme "onanisme", qui désigne l’ensemble des pratiques permettant de parvenir à l’orgasme en dehors du coït normal et notamment la masturbation - fut contraint d’épouser la femme de son défunt frère, pour qu’elle puisse enfin enfanter. Mais, refusant de voir ainsi naître une progéniture qui ne serait pas considérée comme la sienne, il "laissait la semence se perdre à terre pour ne pas donner de descendance à son frère" (4). Outre la masturbation, il reste possible qu’Onan ait recouru au coït interrompu comme mode de contraception. Cette stigmatisation du plaisir solitaire par le christianisme n’a toutefois plus la même force que par le passé. Pour preuve : l’ouvrage posthume publié par sœur Emmanuelle, Confessions d’une religieuse (5), dans lequel elle avoue s’être livrée à de telles caresses et considère que la chair est l’un des péchés les moins graves.

Communion entre christianisme et bouddhisme : vade retro libido !

L’ascèse chrétienne trouve un écho en matière de sexualité à travers le bouddhisme. Bien qu’une branche de ce culte (le bouddhisme de "main gauche") valorise le plaisir des sens, la majorité de ses fidèles suit les enseignements du bouddhisme de "main droite", qui préconise au moine un détachement des désirs afin de libérer des tentations matérielles son esprit et son corps pour en posséder la totale maîtrise, et atteindre la béatitude en renonçant aux tourments que cause la vie sexuelle. Pour les laïcs, les injonctions du bouddhisme en matière sexuelle sont cependant moins rigoureuses que pour les moines - pour qui relations charnelles et masturbation sont passibles d’expulsion. Elles consistent principalement à respecter celui des Cinq Préceptes qui interdit l’adultère.

Le masculin l’emporte sur le féminin

Autre point commun entre bouddhisme et christianisme : la préséance donnée à l’homme sur la femme. Considérée dans le bouddhisme comme une potentielle entrave au détachement matériel recherché par le moine, cette dernière fait l’objet de diverses sentences attribuées au Bouddah, qui recommande à son disciple Ananda de les éviter ou, le cas échéant, de prendre garde à soi. Côté chrétiens, c’est une nouvelle fois Paul qui sonne la charge : "je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de dominer l’homme. Qu’elle se tienne donc en silence" (6). Il lui ordonne également de se soumettre à son mari comme elle se soumet à Dieu, en raison de son rôle dans la chute, par l’intermédiaire d’Eve - épisode sur lequel nous reviendrons plus loin. Le judaïsme n’est pas de reste puisque le Talmud prescrit aux hommes d’exprimer leur reconnaissance à l’Eternel par la prière suivante : "Béni sois-tu, ô Seigneur notre Dieu, Roi de l’univers, qui ne m’as pas fait femme". Parallèlement, il reconnaît néanmoins que "Dieu a accordé aux femmes plus d’intelligence qu’aux hommes". Le Coran affirme quant à lui que "les hommes ont autorité sur les femmes" (7). Et donne obligation aux femmes d’être vierges pour se marier, impératif auquel ne sont pas soumis les hommes. Cette tradition pousse ainsi de nombreuses musulmanes à ne découvrir la chair que dans les bras de leurs époux. Ou à s’arranger pour le masquer aux yeux de leurs conjoints en se faisant opérer ou en recourant à d’autres pratiques que la pénétration vaginales, comme la sodomie, la fellation ou le cunnilingus.

L’homosexualité bannie

"Quand un homme couche avec un autre homme comme on couche avec une femme, ce qu’ils ont fait tous les deux est une abomination ; ils seront mis à mort, leur sang retombe sur eux." (8) Les amours entre partenaires de même sexe sont condamnées par les trois monothéismes. Plus précisément, l’Ancien Testament réprouve l’homosexualité masculine mais n’évoque pas son versant féminin. Par contre, saint Paul (encore lui) s’insurge dans le Nouveau Testament contre le saphisme, en mentionnant des femmes qui "ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature" (9). Quant aux villes de Sodome et Gomorrhe, dont la perdition est souvent expliquée par les pratiques homosexuelles supposées de ses habitants, elles attirèrent en réalité le courroux divin pour d’autres raisons, comme l’indique Geoffrey Parrinder : "les péchés qui leur sont reprochés sont l’orgueil, l’insouciance, l’oubli des pauvres et des nécessiteux" (Ezéchiel 16.49) (10). Le Coran critique explicitement les relations sexuelles entre hommes à plusieurs reprises - 35 versets répartis dans 7 sourates s’y rapportent, comme l’indique Malek Chebel dans son Dictionnaire amoureux de l’islam (11) - mais ne condamne celles entretenues par des femmes que de manière implicite.

Un islam sensuel

En dépit de pratiques répressives apparentes (port du voile, entre autres), l’islam encourage ses fidèles à faire l’amour, à condition que ce soit dans le cadre du mariage et que certains interdits soient respectés (pas de rapports incestueux ou durant les règles, par exemple). "Les femmes sont votre champ. Cultivez-le de la manière que vous l’entendrez, ayant fait auparavant quelque acte de piété. Craignez Dieu, et sachez qu’un jour vous serez en sa présence", indique le Coran (12). Les fidèles se voient d’ailleurs promis l’accès à un paradis où la chasteté semble ne pas être de mise et où de jeunes et belles vierges les attendent. Deux interprétations s’opposent toutefois concernant les versets en question : l’une insiste sur le caractère concret de la récompense que recevra le musulman, l’autre considère qu’il s’agit d’une représentation symbolique des douceurs paradisiaques. On note que cette largesse divine ne concerne explicitement que les hommes. Toutefois, il est indiqué dans le Coran que les hommes et les femmes admis au paradis recevront tout ce qu’ils désireront (13). Rien n’interdit donc de penser que la croyante se verra entourée d’une kyrielle d’époux, une fois arrivée dans ce jardin des délices, et qu’elle pourra conjuguer en leur compagnie la volupté des cieux avec les joies du septième ciel... Mais, avant même d’accéder à ces merveilles de l’au-delà, les musulmans auront le loisir de goûter aux merveilles qu’offrent le sexe. Geoffrey Parrinder rapporte ainsi des paroles alléguées au Prophète Mahomet : "le monde entier est fait pour que nous y trouvions notre plaisir, mais une femme agréable est ce qu’il y a de meilleur au monde" (14). Le charme - parfois égal - que peut procurer un homme agréable n’est pas mentionné. Sans doute un oubli...

Un possible érotisme judéo-chrétien

Dès ses origines, le judaïsme a témoigné d’une attitude bienveillante envers la sexualité, sans chercher à faire du célibat ou de la virginité un idéal de vie. De fait, la Torah (loi de Moïse, qui correspond aux cinq premiers livres de l’Ancien Testament) ordonne aux croyants : "soyez féconds et prolifiques" (15), par l’intermédiaire d’Adam et Ève à qui Dieu s’adresse. La chute de la première femme et du premier homme n’est d’ailleurs pas due, comme on le croit souvent, à leur union charnelle - qui est postérieure à leur expulsion du jardin d’Eden - mais à l’ingestion du fruit de "l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais" (16), à la transgression par l’Homme de la loi divine. L’association que nous connaissons aujourd’hui entre péché de chair et péché originel n’a vu le jour que sous la plume de Clément d’Alexandrie (un des Pères de l’Église), entre le IIème et le IIIème siècle après Jésus Christ, ainsi que nous l’apprend la philosophe Sylviane Agacinski dans sa Métaphysique des sexes (17). Le christianisme ne propose d’ailleurs pas qu’une vision dédaigneuse de la chair. La valorisation de la chasteté est d’ailleurs plus le fait du catholicisme que du protestantisme. Ce que confirment Stéphanie et Alexandre. Marié depuis 16 ans, ce couple d’architectes sont protestants et vivent harmonieusement leur amour et leur foi. Cela n’empêche pas Antoine de considérer qu’il "est tout de même triste que la Bible ne parle à aucun moment du plaisir féminin". Le livre sacré renferme cependant des passages où la sensualité semble pour le moins sublimée. Le Cantique des Cantiques en est le plus illustre exemple. Écrit par le roi Salomon au IVème siècle avant notre ère, ce poème d’amour fait l’éloge des plaisirs de l’amour, à la fois spirituel et charnel. Mais, encore une fois, l’interprétation pourrait être allégorique et le texte pourrait n’évoquer que l’union qui relie le Seigneur à son peuple...

Sacré désir

Toutes les religions n’encadrent pas la sexualité par autant d’interdits que les trois principaux monothéismes. Ainsi, pour éviter la névrose, le taoïsme engage ses fidèles à éviter abstinence et célibat. Il les incite toutefois à recourir au coitus reservatus, qui consiste à empêcher l’éjaculation par discipline mentale ou en faisant pression sur le conduit séminal au niveau du périnée (ce qui dérive en fait le sperme vers la vessie), afin que la semence remonte vers le cerveau et le nourrisse, après avoir gagné en énergie au cours du rapport (18). De même, certains clans hindous et bouddhiques vénéraient des divinités dont le culte faisait la part belle à des visions cosmiques de la sexualité. Parmi ces sectes tantriques (ou "de main gauche", appellation qu’elles partagent avec une partie des cultes bouddhistes), certains groupes se livraient, jusqu’à une époque récente, à des orgies au cours de cérémonies religieuses (19). Quand certaines enfantent dans la douleur, d’autres jouissent dans la douceur... Toutes les croyances n’incitent pas, c’est peu de le dire, à laisser parler librement son désir. L’héritage judéo-chrétien pèse lourd, aujourd’hui encore, dans la culpabilité à laquelle est trop souvent associée la sexualité. La vie sexuelle des femmes - que les religions cantonnent souvent dans des rôles d’épouses et de mères - demeure un sujet délicat, notamment pour celles qui font le choix d’écouter leur désir et leur plaisir auprès de partenaires différents et s’écarte de la vision d’un couple immuable érigé en modèle. A se demander si l’objectif de certains cultes n’était pas de frustrer ses fidèles pour faire naître en eux un autre désir, tourné vers la spiritualité, afin d’exercer une forme de contrôle...

Frédéric Rieunier

Notes : (1) Le Souci des plaisirs - Construction d’une érotique solaire, Michel Onfray, Flammarion. (2) Première épître aux Corinthiens 7.9. (3) Lévitique 20.10-21. (4) Genèse 38.9,10. (5) Confessions d’une religieuse, sœur Emmanuelle, Flammarion. (6) Première Épître à Timothée 2.12. (7) IV, 24. (8) Lévitique 20.13. (9) Romains 1.26. (10) Le Sexe dans les religions du monde, Geoffrey Parrinder, Le Centurion. (11) Dictionnaire amoureux de l’islam, Malek Chebel, Plon. (12) II, 223. (13) XLIII, 70,71. (14) Le Sexe dans les religions du monde, op. cit. (15) Genèse 1.28. (16) Genèse 2.17. (17) Métaphysique des sexes - Masculin / Féminin aux sources du christianisme, Sylviane Agacinski, Seuil. (18) Le Sexe dans les religions du monde, op. cit. (19) Idem.

Bibliographie : Le Sexe dans les religions du monde, Geoffrey Parrinder, Le Centurion. Métaphysique des sexes - Masculin / Féminin aux sources du christianisme, Sylviane Agacinski, Seuil. Le Souci des plaisirs - Construction d’une érotique solaire, Michel Onfray, Flammarion. La Bible - Ancien Testament et Nouveau Testament, Le Livre de poche. Petite grammaire de l’érotisme divin, Odon Vallet, Albin Michel. Dictionnaire amoureux de l’islam, Malek Chebel, Plon. Le Monde des religions n°9, janvier-février 2005, dossier Sexualité - Des interdits à l’érotisme sacré.