Halte au culte de la performance !

Le 22/04/2009

Notre société voue un véritable culte à la performance. Observateur de la condition de l’individu dans nos sociétés modernes, le sociologue Alain Ehrenberg note une « généralisation de la compétition dans le paysage imaginaire français » depuis les années 80. Du monde de l’entreprise à celui du sport en passant par les loisirs, toujours plus axés sur le goût du risque, le dépassement/accomplissement de soi, le mérite, un nouveau système de valeurs s’est installé, qui produit des images et induit un rapport à soi et aux autres particuliers. Cette pénétration de la compétition dans l’imaginaire s’observe-t-elle jusque dans l’intimité ? Il nous semble que oui.

Bienvenue dans la société des battantes

L’envie d’être la meilleure en tout, nous l’avons parfois —bien malgré nous— dans la peau. Qui ne s’est pas déjà demandé si elle était « un bon coup » ? Si la voisine n’avait pas des orgasmes plus forts qu’elle, et plus souvent, et du même coup, une vie plus épanouie que nous, jouisseuses du Dimanche ? Qui n’a pas tâché, pendant une semaine au moins, de muscler son périnée dans l’ascenseur ? À l’heure où les librairies sont envahies de manuels pour « faire l’amour toute la nuit » ou devenir « multi-orgasmiques », Second Sexe s’interroge sur cette approche de la vie et de l’amour comme d’un sport de haut niveau dans lequel ne se réaliseraient que les dieux et les déesses. Que peuvent bien signifier, au lit, en amour, les besoins de dépasser ses limites, de se battre pour garder son partenaire, de tenter l’aventure, d’être actives plutôt que passives, toujours entreprenantes ? Quels préjudices cela peut-il causer à notre intime ? Comment avoir du plaisir si inconsciemment nous ressentons l’obligation d’obtenir un bon score aux championnats interindividuels de la jouissance ? Second Sexe propose d’inspirer les quelques considérations ci-dessous et, au nom du plaisir, de relâcher la pression.

Dieux du stade et femmes de footballeurs

L’époque des « Dieux du Stade » (voir le calendrier des rugbymen), est aussi, selon Alain Ehrenberg, l’époque des « stades sans Dieux ». Les héros que nous adorons aujourd’hui sont des êtres humains. Ils ne sont pas tombés du ciel, la puissance qu’ils représentent n’est plus hors de notre portée. Nés parmi nous, ces hommes et ces femmes glorifié(e)s se sont extraits de l’anonymat par la force de leur volonté et des performances remarquables dans le domaine de leurs passions. Ce sont les athlètes médaillés et les actrices césarisées qui trônent sur les couvertures de magazines, les plateaux télé, le footballeur qui valait 2 milliards et sa femme (exemplaire dans son soutien au héros), mais aussi l’employé(e) du mois en photo dans le hall, le plus jeune trader de la Bourse, la petite sœur parvenue à siéger au conseil d’administration, la créatrice maison devenue chef de style, la première femme à traverser l’Atlantique en solitaire... Ils, elles, sont la preuve vivante que nous pouvons, si nous le voulons, atteindre des sommets, nous gratifier —et la société avec— d’obtenir de bons résultats. Car oui, nous vivons dans une société égalitaire, dans laquelle tout le monde a ses chances de briller —du moins est-ce l’idée— pourvu qu’il ou elle s’en donne les moyens. Pourtant les inégalités persistent. Dans un contexte où tout n’est pas toujours si facile pour tous, le succès éclatant de certains permettrait en quelque sorte de résoudre —pour un temps et fantasmatiquement— les contradictions qui tourmentent l’idéal démocratique. Et quand le monde politique ne nous semble plus en mesure d’assurer l’égalité des chances, l’injonction de ne s’en remettre qu’à soi se fait plus forte, et ainsi s’installe le Culte de la performance...vite inoculé à tous les domaines de nos vies. Et dans cette société d’individus relégués à eux-mêmes, la performance accomplie devient un —sinon le seul— moyen d’évaluer notre succès, de nous situer dans la vie, pour nous et par rapport aux autres.

La performance comme style de vie…et de vie amoureuse aussi

Finie la passivité devant la télé, les vacances plan-plan, l’heure est à l’activité, l’interactivité, l’aventure. Nous privilégions ce qui accroît notre puissance, physique, spirituelle, sensuelle... La performance devient un style de vie, avec son mode de consommation, orienté vers l’optimisation de l’effort. Compléments nutritionnels, cosmétiques adaptés à notre style de vie, assistants technologiques personnalisés… Et les indices ne manquent pas pour évaluer nos résultats, il y a un score dans tout : - 5kgs en deux semaines, 4 invitations à dîner ce soir, 10 amants depuis le divorce (dont 3 en 2 semaines de vacances), 2 enfants adorables (dont 1 surdoué)… Côté sexe, nous pouvons acheter des préservatifs « Xperiences » ou « Endurance » pour le défi du week-end, sans nous demander si nous avons envie de faire l’amour 48h ni s’il y a quelque chose de tordu à équiper monsieur de capotes lubrifiées à l’anesthésiant. Plutôt que de paresser pour la Saint Valentin, nous serons tentées d’inscrire notre couple à un atelier de spanking (ou fessée en français…ça c’est du sport !) ou de nous offrir un saut en parachute (ça c’est intense). Nous opterons, en plus des séances de piscine, pour des cours de pole dance (danse des strip-teaseuses autour d’une barre verticale), compromis sexy sportif parfait. L’idée flotte qu’il faudra nous essayer à toutes les pratiques (voir les collections de petits guides sur toutes les pratiques sexuelles existantes qui se multiplient), explorer nos sens comme une aventurière un canyon. Combien d’orgasmes cette semaine ? Quand nous ne nous posons la question, tout nous la pose, la performance est partout. En amour, elle nous sert à nous évaluer (un « bon coup »), ainsi que notre couple (qui « tient la route » depuis 2 ans 2 mois et 5 jours). Pour ne pas perdre la tête de notre peloton ni avoir à changer les équipes, nous devons (ré)agir en permanence. Nous n’avons pas l’impression de courir après la performance amoureuse mais un petit orgasme simultané par ci, une position extrême par là, ce serait bon signe, non ?

Moi l’héroïne, la sex-goddess, la porn star… unique comme tout le monde

Qui suis-je, de qui suis-je la star ? Nous nous moquons des regards car seul compte notre « accomplissement perso », pourtant notre réalisation ne vaut que si elle fait exploser l’applaudimètre. Nous sommes ¬—c’est une définition de l’identité— en négociation avec l’intime et le public, sauf que celle-ci prend un tour ardu dans le culte de la performance, car il induit une gestion inédite du soi sous pression. Au jour le jour, notre performance nous définit. Et puisque pour être accomplie, il faut l’être au lit, les femmes que nous sommes s’observent pour s’assurer qu’elles assurent. Feuilletage anxieux de magazine féminins, œil traînant sur les sondages, révisions régulières de la garde-robe, débriefing entre copines… Dans le domaine sexuel pourtant, nous sommes livrées à nos spéculations quant au score des autres. Si nous pouvons savoir à combien s’élève le salaire de la collègue, nous pouvons difficilement connaître l’intensité de ses rapports sexuels. Nous ne pouvons que la scruter… « Elle a sûrement un (voire plusieurs) partenaire(s), est-ce que je suis plus… ». Ou encore, nous observons des représentations médiatiques du sexe, qui offrent pour seul étalon du succès sensuels des images assez distordues. D’où des objectifs qui ne sont pas tant à notre mesure, et une faille : il n’y a qu’un modèle, décliné à travers des figures qui en sont des approximations, soi-disant uniques, en réalité semblables. Un célèbre et sélect club de fitness parisien se nomme fort à propos… l’Usine. Serions-nous des canons, comme tout le monde ? De fait, performantes, nous restons à peu près égales entre nous, et au lieu de nous réjouir, ce constat nous angoisse. L’obligation de résultat individuel se double de la nécessité de ne pas écraser nos pairs. Être performante, c’est aussi jouer le jeu de la singularité tout en n’étant ni supérieure (sinon je vais me faire descendre) ni inférieure (sinon je vais me faire remplacer) aux autres, femmes, ou compagnon.

Quelques effets secondaires du culte de la performance sur le plaisir

Premièrement, le plaisir, la beauté, ce qui rend une vie agréable ne s’obtient pas nécessairement dans la douleur. Sauf goûts particuliers, mieux vaut s’ôter de l’esprit ces principes issus de la religion et régulièrement resservis sans être questionnés —n’y aurait-il pas un contresens ? Deuxièmement, qui dit « performance » dit résultats visibles, méthode, moyens, hygiène irréprochable, contrôle. Or trop de contrôle sur le corps désirant peut produire des effets aux antipodes des objectifs hédonistes. Si le contrôle de soi est nécessaire dans une mesure pour vivre ensemble, en excès, il génère des inhibitions, des obsessions, des angoisses…incontrôlables. L’auto-évaluation permanente, la comparaison systématique, grignote notre confiance et nous laisse vulnérables à la dépression, jamais tranquilles, « incertain(e)s ». Après avoir assuré toute la journée, nous pensons devoir détonner au lit, pour ne pas perdre cette fragile image héroïque de nous, ni l’intérêt érotique du partenaire. Une fellation maladroite, un orgasme mineur, et il ira placer ses billes ailleurs. Vrai ? Vrai ou faux, nous ne cherchons pas à vérifier (trop risqué). Pour certains l’aventure finit barrée de dysfonctionnements : perte du désir, éjaculation précoce, impuissance, frigidité.... Pris(es) au piège, il n’est pas question de faillir, ni de nous révéler faibles. Nous préférerons prétendre que tout va bien. D’autres fois, nous nous forcerons au sexe, « pour garder le rythme ». Et puisque, dans le culte de la performance, nous ne croyons qu’en ce que nous voyons et obtenons, nous en oublions ce qui ne se voit pas, ce qui ne se dit pas… Notre communication est affectée. Il en résulte des aberrations, la perte du bon sens du désir, à l’image de la sexologue frigide de Shortbus, convaincue qu’il faut continuer à simuler pour avoir un jour une chance de jouir... Ces problèmes se posent à nos partenaires masculins, contraints de justifier d’abord à eux, ensuite à nous, la terrible panne… Mais qui a dit que tout devait se justifier ? Qui a dit que tout devait toujours être parfait ?

Vous reprendrez bien une dose d’imperfection ?

Le désir de perfection ne date pas d’hier, rappelle le psychiatre et éthologue Boris Cyrulnik dans une interview à ELLE en août 2007, il est un « mécanisme de défense » contre l’angoisse depuis les débuts de l’humanité. Rien d’anormal ni de mal à l’envie de bien faire, de faire mieux, cela nous stimule tous, hommes et femmes (d’ailleurs, la pression de perfection sur nos compagnons a été de tout temps très forte elle aussi). Mais poussée à l’extrême et associé aux valeurs contemporaines de la performance, cette exigence internalisée nous fait, ainsi qu’à nos proches, la vie impossible. Être parfaite, performante, est un objectif voué à n’être jamais atteint. Mais imaginons un instant que nous le soyons. Il est probable que nous nous sentirions seules (les autres restant imparfaits), et que nous le soyons de plus en plus, car trop « difficiles à côtoyer » (les autres restant imparfaits). De plus, si nous étions parfaites, nous lutterions en permanence pour le rester. Cet effort ne serait pas le mouvement de la vie mais son inverse : l’immobilité. « Rigidité mentale », « inadaptation au changement » sont, selon Boris Cyrulnik, les revers de la recherche inconsidérée de la perfection. En effet, rester fixées sur nos imperfections et défauts nous maintient enfermées dans nos propres limites. Pour en sortir et continuer à progresser vers le bien-être une solution : apprendre à les accepter, ce qui ne veut pas pour autant dire les nier. Entre la négligence de soi et l’obsession de briller, il y a un équilibre à trouver…dans l’imperfection. Dans les relations amoureuses comme dans la vie, « l’imperfection crée une ouverture », d’après Cyrulnik. Elle permet poésie, créativité, évolution en conjonction avec les autres. Elle met un frein à l’urgence, aux impératifs, permet à d’autres événements sur lesquels nous n’avons pas immédiatement prise de se développer. C’est une véritable continuité de vie qui se profile, plutôt qu’une temporalité fragmentée, balisée. Et quand la rencontre sexuelle ne fait pas pour une fois, « un feu d’artifice », nous pouvons dormir tranquilles, heureuses que d’autres bonnes choses soient en train de s’épanouir.

Sources privilégiées pour cet article :

Le culte de la performance, Alain Ehrenberg, Calmann-Levy, (1991) Faut-il être parfait ? Interview de Boris Cyrulnik, ELLE (6 Août 2007) Shortbus, film de John Cameron Mitchell, (2006)

Commentaires (1)

  • ekMZGdUbA

    Kewl you shulod come up with that. Excellent !