Emmanuel Pierrat

Le 22/10/2010

Avocat, professeur, écrivain, président du prix Sade, grand collectionneur de littérature érotique, spécialiste de la censure, Emmanuel Pierrat est un homme qui se bat pour une plus grande liberté sexuelle, avec talent et engagement. Il publie aux Editions du Chêne, Cent Livres censurés dans lequel il revisite l’histoire interdite de grands classiques de la littérature, notamment érotique. Entretien avec un défenseur de la sexualité et du plaisir.

Dans votre livre, Cent livres censurés, une grande place est dédiée à la littérature érotique, souvent censurée par l’État, mais aussi par l’Église, même après leur séparation. Pourquoi selon vous ?

Oui, ça continue : il y a une influence importante de la part de l’Église dans certains États. C’est un vieux couple pouvoir religion – religion d’État ou pouvoir religieux – et en ce sens pour moi la censure de la littérature érotique c’est souvent une censure du pouvoir.

L’air de rien, à travers la sexualité on s’en prend à l’ordre établi, que ce soit le pouvoir directement, le sommet de l’État ou l’ordre social. Par exemple, tous les pamphlets contre Marie-Antoinette les plus efficaces n’ont pas été des pamphlets sur les dépenses, sur l’argent ou la brioche, c’étaient des pamphlets sur le lesbianisme, l’échangisme, l’adultère. Tous les pamphlets pré-révolutionnaires sont axés sur la sexualité. C’est une vieille arme que d’utiliser la littérature érotique pour régler ses comptes politiques. Il ne faut pas se tromper, les bons pamphlets sont des pamphlets très efficaces littérairement, très excitant par ailleurs.

Il y a un deuxième niveau de lecture dans la littérature érotique : le bouleversement de l’ordre social, c’est-à-dire le mariage et la nécessité de se reproduire. A partir du moment où on commence à coucher hors de ces cadres, on est hors-la-loi au sens où l’entend le pouvoir civil ou religieux. Il ne faut quand même pas ignorer qu’en France on est encore sur une loi contre la propagande anti-nataliste qui interdit de faire la publicité pour les contraceptifs. La seule exception c’est le préservatif depuis que le sida existe. C’est une tolérance. Pourquoi ? Parce qu’il faut peupler la nation. C’est leur angoisse principale. Ce sont des lois qui datent d’après 14-18, donc il fallait repeupler.

Ce n’est donc pas uniquement la débauche, les mauvaises mœurs et compagnie qui sont censurées : les mauvaises mœurs en tant que telles, on s’en fiche. Elles sont intéressantes parce qu’elles sapent les fondements même de la société. Pour prendre un exemple qui n’est pas de la littérature érotique mais de la littérature tout court, si le roman Madame Bovary est poursuivi en 1957, tout simplement c’est parce qu’il représente l’adultère, alors que les scènes de sexualité sont très très très ténues. Mais en réalité, ce qui est mis en cause sous le fondement de l’outrage aux bonnes mœurs, c’est l’ordre social tel que Napoléon III l’envisage. Une bourgeoise de province ne peut pas aller coucher à droite, à gauche : elle doit faire des mômes. Et Emma Bovary, elle n’en fait pas. Ce qui fait que, quand on prend l’histoire de la censure des livres, les livres érotiques sont une forme de contestation politique ou de contestation de l’ordre moral bourgeois.

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Ce qui est intéressant dans votre livre, c’est que ce n’est pas juste une anthologie. Il fonctionne par anecdotes, par une histoire de ces livres. A chaque fois on apprend des choses différentes, des choses absurdes qui peuvent souvent nous consterner ou nous faire rire, comme Laclos qui a été censuré des années après sa mort. Mais il y a peu de littérature féminine finalement.

Ça montre bien l’emprise un peu machiste sur la littérature. L’organisation générale de la société exclut les femmes de la littérature. Il y a sans doute de très bonnes plumes sauf qu’elles n’ont pas le droit en quelque sorte d’apparaître. En parallèle, on a l’exemple de la Comtesse de Manaury qui m’intéresse beaucoup parce qu’elle a écrit des chefs-d’œuvre érotiques au XIXème siècle avec beaucoup d’audace, évidemment sous pseudonyme, pour échapper à la censure. Par exemple, un de ces livres est attribué à Alexandre Dumas. Et en permanence, on veut que ce soit du Dumas. Un autre, on voudra que ce soit du Maupassant. Tout le monde est persuadé que c’est du Maupassant. En gros, une femme n’est pas digne où n’a pas la capacité selon ces bons esprits à écrire. Ce qui est quand même une injure faite.

Il suffit de prendre le Lagarde et Michard ou n’importe quelle histoire de la littérature, les femmes ont un rôle très très minoritaire. Ce n’est pas un choix de ma part ou des anthologistes, c’est malheureusement à cause de l’interdiction de publier. Ou elles ont la possibilité de le faire de temps en temps en prenant un pseudo masculin. Quand on prend l’histoire de Colette qui est quand même une femme absolument exceptionnelle, il ne faut jamais oublier qu’elle démarre en étant la nègre de Willy, son mari. Donc, son entrée en littérature se fait sous couvert du nom de son mari. C’est le début du XXème siècle, c’est donc très récent.

Justement, comme vous êtes un grand collectionneur de littérature érotique. Peut-être avez-vous découvert ou redécouvert des textes plus méconnus de la littérature érotique ?

Très compliqué. Surtout, très sincèrement, on sait que beaucoup de femmes ont participé à l’écriture de livres érotiques ou ont fait un peu les muses, plus que les muses. On ne sait pas quelle partie, on ne sait pas quoi, pas quel degré d’intervention. Tout ce qu’on sait, c’est que par exemple au XIXème siècle, il y a ce qu’on appelait les Lorettes qui sont des personnages que j’aime beaucoup.

C’est une typologie d’ailleurs faites par Alexandre Dumas. Les filles, les Lorettes, les courtisanes. La fille c’est celle qui n’a pas de sous, c’est la grisette, dans la misère sociale. A l’opposé, il y a la courtisane, c’est la lionne. Elle a un hôtel particulier sur les Champs-Elysées, la plus célèbre étant la Traviata. Mais elle sortait d’un état intermédiaire qui est celui de la Lorette, qui tire son nom du fait qu’elle s’installe autour de Notre-Dame de Lorette au XIXème siècle. Elle s’installe là au milieu des écrivains, des peintres, et des musiciens. On se retrouve au 1 rue Saint Georges avec les Goncourt qui sont au premier étage et tous les étages supérieurs ce sont des filles, des Lorettes. Il est évident qu’ils y passent leurs journées et tout le quartier est rempli d’écrivains, d’artistes entourés de Geisha occidentales en quelques sortes du XIXème siècle français. On sait que beaucoup d’entre elles jouaient de la musique, faisaient du théâtre, écrivaient des vers. Aucune n’a publiquement signé. Mais, il est inimaginable qu’elles ne soient pas intervenues à un moment ou un autre, pour faire quelques vers chez l’un, pour inspirer une phrase chez l’autre. Des filles avec du cerveau, qui écartent les cuisses mais qui ont du plomb dans le cerveau. Il y a des femmes qui ont écrit. On l’ignore et on continuera de les ignorer parce qu’elles sont tombées dans l’anonymat.

La plupart des œuvres censurées l’ont été jusqu’à il y a trente ou quarante ans, il y en a beaucoup moins maintenant. Tout est désormais toléré ?

Non, tout n’est pas toléré, c’est juste que ça change de, on va dire, de préoccupations, pour ce qui est de la sexualité.

Aujourd’hui, ne passeraient pas des livres qui sont passés dans le passé, qui ont été publiés sans trop de problèmes avec éventuellement un peu de scandale, qui mettent en scène une sexualité ou un désir qui n’est pas réciproque, par exemple, le viol, les violences, la pédophilie. Il y a tout un univers général dans lequel on considère qu’on ne peut plus, même de façon fictionnelle, parler de cela. On peut mettre en scène un meurtre, ou un braquage de banque mais bizarrement on ne peut mettre en scène quelque chose qui peut exister dans la vraie vie : l’imposition d’un désir sexuel sur quelqu’un qui n’est pas nécessairement volontaire au départ.

La pédophilie, aussi, tolérée chez Minuit, sous la plume de Tony Duvert - grand écrivain par ailleurs - n’est plus admise. Aujourd’hui vous envoyez Lolita chez Gallimard comme un premier roman et vous vous appelez M. Dupont, vous êtes sûr qu’au mieux vous êtes refusé, au pire ils sont capables de vous dénoncer.

Le film Baise moi, par exemple, quand il a été censuré et classé X, ce n’est pas, quand on lit la décision de justice, en raison du caractère sexuel mais en raison de la violence qui est contenue dans l’acte sexuel, c’est-à-dire qu’un certain nombre de personnages subissent la sexualité. On arrive à cela et puis on a un troisième critère qui se rajoute qui est la dignité. Il paraît qu’au motif qu’il y aurait une dignité humaine qui nous surpasserait on ne serait plus apte à pratiquer, par exemple le SM, même léger, parce qu’on mettrait l’être humain dans une position qui attente à la dignité de l’espèce humaine.

Vous aviez défendu les commissaires de l’exposition Présumés innocents. Finalement les associations ont gagné, même si elles n’ont pas gagné en justice.

Elles ont gagné puisque maintenant on interdit aux moins de 18 ans les expositions...

Celle de Larry Clark, qui parlent d’adolescents aux adolescents ?

Oui oui, c’est totalement absurde parce que l’éducation sexuelle est obligatoire à l’école à 12 ans, la majorité sexuelle est à 15 ans, mais on a le droit de voir des œuvres d’art ou de savoir qu’elles peuvent vous procurer du plaisir qu’à 18. C’est quand même merveilleux. On a le droit de copuler à 15 mais pas de le voir en tableau.

La Suisse a une politique beaucoup plus cohérente. La majorité sexuelle est à 16 ans, on peut se prostituer à 16 ans avec l’accord des parents.

Oui, il y a des pays où il n’y a pas cette espèce de distorsion absurde. On est dans une société beaucoup plus pudibonde qu’on ne le croit. Et le nombre de cas d’autocensure sur des tas de choses qui ne font pas une ligne dans la presse, c’est ahurissant. Le nombre de livres que moi je relis sur lesquels on caviarde, on enlève les photos qui posent trop de problèmes, on réécrit des passages, on change l’âge des personnages, etc, totalement délirant.

Vous appartenez à l’opposition municipale du 6ème arrondissement, apparenté PS. Récemment, l’exposition d’Amiens, comportant des dessins érotiques, a été interdite par le président PS du conseil général. Gauche et droite, dans le domaine de la censure, même combat ?

C’est évident que les clivages politiques ne fonctionnent plus en matière de mœurs. L’ordre moral il est aussi bien au PS qu’à l’UMP. Quand j’ai fait le mariage homosexuel de Bègle en 2004 en tant qu’avocat, le discours de Ségolène Royal et de gens officiellement de droite étaient exactement le même. Le discours sur la sexualité, le discours sur la liberté d’expression en matière de sexualité, de la représentation en matière d’art contemporain, tout ça, même panier : Jospin, Royal, tout ça, c’est réac.

Ils ont évolué quand même.

Oui mais malheureusement ils ne sont pas là pour évoluer, ils sont là en théorie pour être à l’avant-garde, donc s’ils doivent suivre à reculons la société on aurait jamais aboli la peine de mort. On attend pas de gens de gauche qu’ils soient en retard sur des débats de société et sur la liberté sexuelle ou de disposer de son propre corps et les questions de mœurs. Il y a une espèce de marais, au sens politique ou révolutionnaire, qui se rejoint dans un modèle très classique, bourgeois - pas au sens de la richesse - mais au sens de l’institution propre sur elle, où il faut être marié, avoir des enfants, ne pas avoir d’aventures. Ces gens ont décroché de la réalité. Ils vivent dans une société qui n’existe plus pour moi.

Que peut-on faire alors ?

Moi je fais des procès de temps en temps pour essayer de faire bouger. Donc non, il faut faire un peu d’activisme, de la désobéissance civile, poser les bonnes questions au moment des élections. Pour moi c’est un critère essentiel, la liberté sexuelle et la liberté d’expression dans mon choix de citoyen.

Pour Secondsexe, vous aviez participé à La bibliothèque idéale de... Est- ce que vous auriez aimé rajouter quelque chose ou modifier ?

Je mettrais bien le livre de Catherine Millet, sincèrement, puisque vous me reprochez de ne pas avoir mis assez de femmes, La vie sexuelle de Catherine M. Je trouve que c’est un très grand livre et je trouve que c’est un livre qui ne vieillit pas, il est sorti il y a une dizaine d’années déjà. C’est un excellent livre que je conseille à mes étudiants en littérature érotique de l’Institut français de la librairie. Je suis en charge du cours de droit et de l’autre côté du cours de littérature érotique. Ce qui me plaît beaucoup.

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Justement vous avez publié Une Maîtresse de trop, récit fictionnel, chronique judiciaire, d’un fait divers somme toute banal. Mais il y a du sexe

Oui il y a du sexe, un peu de chair, sinon ça serait pas amusant. Décrire un meurtre pour un meurtre, moui, bof. Ce qui m’intéresse, c’est que c’est un meurtre passionnel, qu’il y a deux femmes, qu’il y a un homme au milieu, tout ça transpire la sexualité. Un beau trio, je l’ai appelé Une maîtresse de trop mais j’aurais pu l’appeler meurtre à la Rochelle, mais pour moi c’est sexuel.

Toutes vos activités se rejoignent un peu dans ce livre.

Une bonne conjugaison. Ceci dit, je publie un livre érotique dont je viens de recevoir les épreuves, aux Presses de la cité. Ça s’appelle L’Éditrice qui met en scène un auteur qui écrit un livre sur les livres érotiques et qui va devoir initier son éditrice qui n’y comprend rien.

C’est autobiographique ?

C’est un roman à clé. Sortie le 4 novembre. C’est mon premier vrai roman érotique parce que j’ai écrit des tas de choses - comme L’industrie du sexe et du poisson pané où je m’amuse autour de la sexualité - mais qui ne sont pas pour moi des livres érotiques au sens où ils ne sont pas faits pour donner le rose aux joues.

Juste le rose aux joues ?

Oui, ou se terminer d’une main.

[gris]Arthur Gibert[/gris]

[brun]Jeu concours : Parmi vos lectures érotiques, quel est l’auteur, le livre ou le passage qui vous a le plus transporté ? Où avez-vous trouvé votre premier ouvrage explicite ? Cette littérature était-elle censurée chez vous enfant ? Tous vos récits nous intéressent. L’auteure de l’histoire la plus stupéfiante, amusante, jouissive, bref, la plus étonnante, recevra un baladeur Second Sexe.
Utilisez un pseudo pour nous parler librement, mais indiquez votre adresse mail dans le champs ci-dessous (qui ne s’affichera pas), afin que nous puissions contacter la gagnante. Le concours est à présent terminé, rendez-vous sur notre nouvel entretien pour participer à nouveau. [/brun]

Bibliographie sélective d’Emmanuel Pierrat :

L’Editirice, Presses de la cité, à paraître

Une maîtresse de trop, Biro Éditeur, Paris, 2010

100 livres censurés, Éditions du Chêne, Paris, 2010

Une idée érotique par Jour, Éditions du Chêne, Paris, 2008

Le sexe et la loi, Éditions La Musardine, Paris, 2008

Le Livre des livres érotiques, Éditions du Chêne, Paris, 2007

L’Industrie du sexe et du poisson pané, éd. le Dilettante, Paris, 2004

Commentaires (8)

  • Dina

    J’adore les livres qui se lisent d’une main et je ne sais pas si j’en ai un qui m’excite plus que d’autres, bien que j’adore la littérature érotique du XVIIIe (ampoulée et très imaginative sexuellement), mais j’ai un livre qui m’a marqué plus que les autres. C’est le plus célèbre livre de Pierre Louys "Trois filles de leur mère". Je pense que c’est le seul livre qui transgresse encore vraiment aujourd’hui. Le fait que la mère et les filles se prostituent ensemble, qu’elles couchent ensemble est déjà terriblement transgressif pour moi, mais il y a une scène en particulier que je n’oublierai jamais. La mère, avec des pratiques scato, explique comment une de ses filles a été conçue par un retour d’étron plein de sperme. Je me m’étends pas sur la description, c’est toujours aussi impossible pour moi...

  • Louise

    Aïe ! Non, moi c’est plus simple : toute mon éducation sexuelle s’est faite avec des BD de Crumb ! Très basique, obsessionnel et excitant.

  • viveJustine

    Quand j’ai découvert "L’anti Justine", j’ai rêvé de trouver un initiateur aussi habile. C’est fou ce que j’ai pu me masturber sur tous ces livres avec un initiateur (trice), une innocente et un troisième qui vient agrémenter le tout !

  • Precosita

    A 15 ans les gens me prenaient pour une totale intello, parce que je dévorais de gros pavés, toute la journée. Mais je ne cherchais que des émotions sexuelles. J’ai lu tout Henry Miller, dans le seul but d’apprendre des choses que je ne savais pas (j’avais des amants, mais plus vieux que moi et je ne voulais pas avoir l’air d’une cruche). Même si ses livres sont épais donc lourds pour une lecture à une main, je me suis très bien débrouillée.

  • les yeux qui pleurent

    L’interview est vraiment intéressante, mais l’orthographe brule vraiment les yeux...

  • La rédaction Second Sexe

    RAPPEL : N’oubliez pas de participer, pour celles et ceux qui le souhaitent, au concours de récits. Nous attendons vos anecdotes avec impatience.

  • La rédaction

    Nous nous excusons pour ces fautes, à présent corrigées, une relecture trop rapide avait, en effet, laissé passer quelques coquilles ; leur présence était notamment liée à la longueur de cet entretien passionnant qui flirtait avec les 20 feuillets et qui vous est présenté ici dans une version de 10 feuillets. Notre vigilance n’en sera que plus accrue. Nous sommes encore désolées d’avoir brûler les yeux de cet(te) internaute au point qu’il en oublie l’accent circonflexe sur le verbe brûler !

  • EdHOEsmxwVMwW

     |  |  |  |  | Et au fait, vous étiez moins pdnreut quand il s’agissait de prêter des intentions chistianophobes à un certain Romeo Castellucci, malgré ses dénégations.