Le Viking

Le 03/08/2011

Il pleuvait du crachin sur la place de l’Eglise. Cet affreux temps de juillet n’avait pas découragé quelques vacanciers curieux qui, recroquevillés dans leurs pulls informes, s’avançaient vers une scène installée à la hâte. Un groupe de rock local y donnait un concert. Le chanteur s’évertuait à chauffer l’ambiance, interpellait tour à tour les filles et les garçons « célibataires », encourageant le public frileux à se rapprocher davantage de l’estrade, à frapper dans ses mains, à suivre la cadence. Les corps des musiciens, moulés dans des jeans serrés qui mettaient en exergue leur belle virilité, dégageaient une énergie non contenue qui allait chercher celle, tapie dans l’ombre, du public timide. Les gens s’ouvraient peu à peu. Un petit bout de quinquagénaire coiffée d’un fichue, la plus hardie, lançait oeillades complices et sourires édentés au guitariste le plus âgé. Un couple restait sagement enlacé, un sourire à fleur de lèvres, enchanté par la musique autant que par leur entente réciproque.

Au début du concert, Alex s’était avancée sans grande conviction, sentant la fatigue et le froid l’engourdir peu à peu. Elle n’était pas complètement à l’aise et se sentait raide dans une attente non comblée. Venue avec une bande d’amis dans cette petite station balnéaire de la Côte de Nacre, elle s’était mise un peu à l’écart afin de savourer en solo les joies de la musique sans les bribes de conversations parasites et les attitudes désordonnées des gens qui la détournaient de son écoute. Depuis qu’elle apprenait la guitare, elle s’était prise de passion pour le rock de Bryan Ferry, des Stray Cats, de Hot Rod 56, pour le jazz, la country et le répertoire Flamenco. Ses passions avaient changé. Elle avait délaissé les musées pour les concerts en plein air, avait tronqué sa pop sentimentale pour de la « vraie » musique. Certaines alliances l’agrippaient au ventre comme le duo amoureux de l’harmonica et de la guitare, métaphore du féminin et du masculin, excitante rencontre entre la bouche et la main, l’eau et le feu, le souffle et la corde, l’intensité pointue et un brin agressive de l’acier et le flux continu, aérien, joueur, du minuscule instrument à vent. Elle ne voulait pas adopter l’attitude d’une midinette à l’affut d’un regard de connivence. Les visages des musiciens l’intéressaient moins que leurs instruments qu’elle convoitait du regard, fascinée par cette débauche de sons, de couleurs et de formes. Et pourtant, s’avouait-elle, elle manquait cruellement de sexe et il ne devait pas être trop compliqué de mettre l’un de ces hommes dans son lit. On la trouvait en beauté ce soir-là avec ses longs cheveux bruns lâchés, son jean moulant et son joli pull bleu constellé de petites paillettes dans lequel elle se calfeutrait comme dans un cocon. Depuis quelque temps, elle se sentait un peu en décalage avec sa personnalité habituelle. Moins rationnelle, au bord de la rupture d’équilibre, semant son grain de folie dont elle avait honte comme d’une anomalie. Ce soir-là, pourtant, elle se sentait minée par l’absence de celui qu’elle espérait. Son sexe délaissé la tourmentait et réclamait son dû comme pour lui rappeler qu’il n’y avait pas que la littérature, le théâtre et la musique pour réjouir le corps et l’âme mais aussi le contact d’un corps masculin, l’odeur de sa peau, le toucher soyeux de son sexe, la pulpe des lèvres se pressant contre les siennes, le jeu des langues et des jambes entremêlées. Et puis le premier geste qui marque le passage du vouvoiement au tutoiement, de la conversation de convenance à la vérité sexuelle d’une rencontre. Elle connaissait bien tout cela mais les souvenirs et les fantasmes ne suffisaient pas étancher sa soif d’amour physique. Digne représentante de l’espèce fabulatrice, elle sublimait à merveille sa libido mais son corps réclamait un autre langage. Elle avait envie de se laisser guider par les parfums et les désirs capricieux d’une nuit d’été mais l’absence de l’homme convoité ainsi que sa torpeur avaient semble-t-il donner le « la » de toute la soirée.

L’après-midi précédant le concert, elle avait découvert dans le récit d’une écrivaine érotique basque un rituel magique permettant d’attirer l’amour sexuel. Il fallait mélanger dans un sachet des roses séchées, des branches de cannelle et des clous de girofle. A défaut d’avoir tous les ingrédients en main, elle avait mis dans son sac un oeuf de quartz rose poli censé produire les mêmes effets. La veille, elle l’avait déposé sous son oreiller en prononçant le nom de l’homme qu’elle désirait depuis un an déjà, un harmoniciste inaccessible déjà engagé dans une relation. Car comme le signale La Bible des cristaux, « si on veut attirer l’amour, ce quartz placé près du lit ou dans le coin des relations de la maison est tellement efficace qu’il a souvent besoin d’être ralenti par une améthyste ». Le quartz, cette nuit-là, avait été très puissant mais l’avait conduite sur un autre chemin...

Le concert avait pris fin. Les gens ravis commentaient ce qu’ils venaient d’écouter et vu le petit nombre de personnes présentes, il était facile de se rapprocher du groupe de musiciens. Elle aurait pu avoir envie de séduire l’un d’entre eux mais non, aucun élan ne lui donnait des ailes. Elle ne se sentait décidément pas l’âme d’une chasseresse et se maudissait de se sentir si peu réceptive à la rencontre avec l’inconnu. Elle commença à discuter avec Gérald, le responsable culturel de la commune, un ami à elle fiable et toujours à l’écoute. Ils parlaient tous deux de l’harmoniciste qui n’était pas venu au concert. Les amis d’Alex bavardaient avec les musiciens et elle n’avait décidément pas envie de les rejoindre. Elle était déçue par l’absence de celui à qui elle avait adressé un message laissé sans réponse. Cette déception aurait dû la conduire à rejoindre son clan, à quitter la place, à rentrer sagement chez elle. D’autant plus que dans ce groupe, elle avait une amie à qui elle était très attachée et elle aurait pu boire une tisane chez elle et bavarder de leurs intentions amoureuses réciproques. Cette amie avait pris l’habitude de s’épancher de confidences sur sa liaison fantasmée avec un garçon du groupe dont l’attitude ambigüe donnait lieu à une interprétation constante des signes. Alex se disait que le désir amoureux avait besoin de cette phase d’incertitude mais que passé un certain cap, la frustration sexuelle devenait douloureuse. Philippe, l’homme marié, en était un exemple. 8 mois pour le conquérir, pas à pas, pour déverrouiller chacune de ses défenses, des nuits d’insomnie et des jours d’attente amoureuse contre toute raison pour aboutir à cet après-midi voluptueuse où le plaisir avait été porté à son comble. Et depuis, plus rien. Sur la Place de l’Eglise, alors qu’il était minuit passé, une attente bizarre la scellait néanmoins sur place, inexpliquable. Tout à coup, son regard fut interpellé par une touche d’orange un peu criarde. Elle vit passer un homme de très haute taille, d’une belle corpulence virile et dont elle surprit le regard extrêmement doux sur elle. Ce grand blond herculéen au visage mal rasé était vêtu d’un pull élimé et relevait davantage du style babacool que des bobos parisiens habitués à cette Côte. Il salua très calmement Gérald et elle comprit à son regard qu’il avait trouvé ce prétexte pour se rapprocher d’elle. Il lui posait des questions anodines tout en rivant son regard délibérément dans le sien. Elle fit de même, parlant à Gérald de choses et d’autres tout en jetant de brefs coups d’oeil vers ce géant qui l’attirait par sa virilité sereine et n’avait d’yeux que pour elle. Face à ce géant des mers, les amis d’Alex lui semblaient tout à coup perdre toute consistance, se déliter dans une foule anonyme sans importance. Gérald comprit qu’il se passait quelque chose, ce courant invisible, irrationnel, toujours surprenant qui relie sans s’annoncer deux êtres. Les yeux rivés l’un dans l’autre, ils entamèrent un échange. Elle apprit qu’il était skipper et qu’il venait d’achever sa formation. C’était bien un géant des mers. Sa profession lui allait comme un gant, totalement adaptée à son physique. Les amis s’impatientèrent et lui dirent bonsoir, comprenant parfaitement qu’elle n’était plus avec eux, qu’elle faisait désertion avec cet inconnu. La vraie nuit commençait pour elle.

Alex se sentait parfois coupable de désirer un inconnu. Son surmoi reprenait le dessus et lui imposait insidieusement des règles de conduite qui convenaient davantage à une fille de bonne famille qu’à une femme dite « libre ». La crainte d’un jugement sévère de la part de ses amis, crainte non justifiée, la fit renoncer à cette aimantation. Elle prit la fuite comme Daphné face à Zeus, laissa le géant figé sur place avec toujours la même impénétrable douceur dans le regard bleu. Ne sachant que dire, poussée par le vent d’une fausse sagesse autre versant de sa culpabilité, elle dit à l’inconnu qu’il pourrait avoir ses coordonnées auprès de Gérald. Elle partit, la démarche mal assurée, les jambes un peu serrées, le sexe mouillé, en feu, à qui elle tentait d’imposer silence, en vain. 2 minutes après, alors qu’elle traversait la rue principale du village, déserte, elle appela Gérald, lui posa des questions sur le grand gaillard. Peu de choses sauf qu’il était un voisin sympathique, sans histoires, qui aimait faire la fiesta avec ses « potes » certains soirs dans les maisons en bordure de mer. Il lui dit que l’homme venait de quitter la Place et qu’il longeait l’Eglise car il habitait dans ce quartier. Elle raccrocha, se dirigea vers sa voiture, réfléchit avant de démarrer, se maudissant d’avoir laissé échapper l’inconnu en prenant la fuite, frôla la crise de larmes à cause de sa bêtise, puis se décida à une opération de la dernière chance : passer devant l’Eglise, essayer de le récupérer en chemin. Elle prit la mauvaise route, se retrouva face à la rue où Pascal discutait avec le groupe de musiciens et fit vite demi-tour car elle ne voulait pas être vue dans sa chasse impromptue. Elle prit un autre chemin, contourna l’Eglise, se gara pour mieux observer les quelques passants qui rentraient et, en tournant la tête sur sa gauche, elle vit l’orange du pull sur le grand gaillard qui discutait tranquillement avec deux hommes près d’une caravane. Il y avait un sens interdit. La décision fut vite prise. Elle fit celle qui ne l’avait pas vu, s’engouffra dans cette route à sens unique et l’inconnu la stoppa net dans sa course. Elle s’arrêta à sa hauteur, ouvrit la vitre passagère. Il la reconnut, sourit, agréablement surpris. Elle joua le rôle de la fille perdue, ne sachant pas comment regagner la route vers la capitale normande. Il lui proposa de la lui montrer et de prendre un verre avec ses voisins, deux hommes qu’elle observa à la dérobée, pas très rassurée. Alors, elle remit son armure de fausse vierge effarouchée, de jeune femme de bonne famille, l’avertit qu’elle n’avait pas très envie de se retrouver avec trois hommes qu’elle ne connaissait pas mais que « tous les deux », oui, elle voulait bien. « Tous les deux », l’expression fit mouche. Elle lui proposa de l’emmener, il lui proposa d’aller prendre un verre dans le dernier bar ouvert à cette heure. Il monta, ils partirent et elle sentait son précieux équilibre lui échapper définitivement sous ses pieds engourdis.

Ils allèrent au bar en longeant la mer. La présence corpulente de cet homme la rassurait et elle sentait peu à peu son énergie remonter à la surface comme des petites vagues bienfaisantes. Le patron du lieu était un type fortuné amateur de culture et très sélect qui s’intercepta entre eux. Alex fit la conversation d’usage. La présence d’un tiers a le don parfois de rendre encore plus palpable une attirance entre deux personnes. Pendant qu’il parlait d’une connaissance commune, le géant peu loquace la regardait et elle riva son regard dans le sien, laissant le temps au désir de mordre délicieusement son ventre. Ils se regardèrent, se comprirent. La reconnaissance d’un désir réciproque se passe volontiers des mots. Ils s’installèrent sur la terrasse. Un autre table était occupée par trois jeunes dont une fille blonde très maquillée, les cheveux décolorés, que sa mère aurait trouvé « vulgaire ». Le géant la regarda à plusieurs reprises avec curiosité. La trouvait-il à son goût ? Il parla à Alex de sa passion pour la mer, de son ancien métier d’informaticien, de ses projets. Elle lui raconta ses premières expériences en catamaran et notamment l’épisode cocasse du « désallage » avec un co-équipier alcoolique qui n’en faisait pas une rame. Il prononçait à voix basse ses mots et elle devait se rapprocher pour mieux saisir ses propos toujours très ramassés, sans fioritures. Elle regrettait son manque d’humour, elle qui se sentait ragaillardie à son contact et badinait un peu à seule fin de le séduire alors qu’il était déjà conquis. Il avait toujours cette expression tendre qui persistait, qui l’accrochait. L’odeur des algues se mêlait à celle du marin, salée, un peu entêtante. Elle s’enivrait peu à peu à son contact. Le mal de tête l’assaillait aussi. Il était tard. Le vin pris avec ses amis, l’intensité de la musique, le mojito, le trouble d’une rencontre inédite, l’insolite chasse dans une station minée par la pluie, tout cela l’avait un peu dépossédée d’elle-même. Elle s’aperçut que les mains du marin étaient à la mesure de sa stature. Trois fois les siennes, des mains qui devaient saisir et prendre sans hésitation. L’image de l’étrangleur l’assaillit. Peut-être que ce type peu bavard était un être dangereux, amateur de sexe brutal et de jeux sado-masochistes. Peut-être que sa haute taille était démentie par un sexe aussi minuscule qu’un harmonica qu’il compensait par des perversions : urolagnie, SM, zoophilie, ...Elle s’était toujours un peu méfiée des hommes avares de mots qu’elle soupçonnait de déficit relationnel, mais la douceur du regard du Viking lui fit taire ses fantaisies souterraines. « Au fait, comment tu t’appelles ? ». Elle avait pris un inconnu dans sa voiture sans rien savoir de lui hormis ce que lui avait transmis Gérald et cela faisait une heure qu’elle discutait avec un homme dont elle ne connaissait même pas le prénom. Laurent, il s’appelait Laurent. Et l’inconnu qui le devenait de moins en moins lui proposa d’aller se balader, perspective excitante et redoutable car on imagine très vite l’issue d’une balade nocturne dans une station déserte, où seule la lumière des lampadaires raccroche à la réalité tangible, le sol et ses nappes d’eau salée, la digue, le blanc écaillé des villas en front de mer, le sable nappé d’algues sombres comme une toile à demi tissée. L’issue : l’étranglement, le viol, le départ précipité ? Ou plus simplement, plus justement, l’étreinte. Au moins, le baiser. Le baiser, peut-être...

Ils se promenèrent le long des villas, glanant leurs noms au rythme de leur marche. Laurent désignait les noms de celles qu’il aimait bien : la Horde, la villa Henry, la villa Henriette,...Tous ces noms prononcés à voix basse par celui qu’elle était allée chercher comme compagnon d’une nuit vibraient dans le corps de la jeune femme, toutes voiles dehors comme un bateau en partance : ouïe, odorat, vue...Dans cette débauche multi-sensorielle, grisée par la présence du marin dont le pantalon crissait à chaque pas, elle sentait à la fois la morsure du froid et celle du désir. Il ne manquait plus que le toucher. Le contact peau à peau qui ne venait toujours pas alors qu’ils avaient dû marcher plusieurs kilomètres et qu’il était bien une heure du matin. Elle se refusait à faire le premier pas, avait envie d’être sollicitée, troublée, étonnée, d’abandonner cette posture de maîtrise à laquelle la vie professionnelle la contraignait. L’attente voluptueuse la rendait attentive à chacun des menus gestes de Laurent : la main qui se levait vers une maison puis retombait paresseusement, son regard tourné vers elle lui aussi dans l’attente et qui récupérait vite la ligne droite, son corps qui se rapprochait d’elle peu à peu. Les flaques abondaient et ses escarpins de ville frappèrent dans l’une d’entre elles. L’homme la rattrapa par le bras. L’appel du catamaran démuni de ses voiles sur la plage à peine éclairée fut l’occasion de passer à l’étape supérieure. C’est elle qui quitta la promenade et descendit sur la plage, en quête de ce fameux baiser dont elle avait envie. Tout à coup, sa main gauche fut enveloppée dans une main de géant à la peau douce qui l’entraîna vers l’obscurité, vers ces vagues dont la crête était la seule touche lumineuse dans ce paysage de nuit. Ce geste immémorial auquel toute femme devrait être sensible, symbole d’union provisoire mais aussi d’égalité parfaite. Le même rythme épousé par deux corps que tout sépare hormis ce trait d’union qui annonce leur fusion prochaine comme il témoigne de leur réconciliation éphémère. Cette paix des mains qui sont liées. Elle pouvait se permettre un léger déséquilibre, vaciller au gré du vent, gonfler ses sucs, partir au large, le mât tenait bon. Elle vécut ensuite toutes les étapes de la linea amoris. Après l’échange de regards typique de la rencontre amoureuse, la conversation ; après l’échange, le premier mot de chair avec cette main chaude et rassurante ; après le toucher, le baiser d’abord timide puis de plus en plus pressant, enveloppant : lèvre contre lèvre, langue contre langue, langue contre lèvre, langues mêlées, emmêlées, se cherchant, se perdant, se retrouvant dans un jeu sans cesse repris, renouvelé. Jeu entêtant, volupté des sucs qui s’échangent. Et les deux corps qui se serrent, s’enserrent, forment une tente de volupté : torse contre buste, bras contre taille, ventre contre ventre, sexe contre sexe. L’étreinte de plus en plus appuyée au travers des vêtements d’hiver en plein été. La tension du désir qui remonte lentement des pieds jusqu’aux cuisses, des cuisses jusqu’au tréfonds du sexe humide comme le sable, de l’abricot invisible jusqu’à la poitrine érigée, des seins jusqu’à la bouche rosie et boursouflée et le decrescendo rapide qui concentre sur le sexe de l’homme et sur le sexe de la femme tous les accords mélodiques de la guitare et de l’harmonica. Bras dessus, bras dessous, ils regagnèrent le centre-ville. « Que fait-on ? Que veux-tu faire ? » lui demanda-t-il ? Elle répondit « Nous avons vu beaucoup de villas, j’aimerais visiter ta maison à présent ». La remontée de la place de l’Eglise jusqu’à une maison recroquevillée entre deux autres, beaucoup plus vastes. Et l’annonce de Laurent qui avait décidément le don de semer un peu de cette crainte qui favorise l’excitation : « je vis comme un ours dans une caverne, il y a beaucoup de désordre » et il ajouta « l’on m’a coupé l’électricité et je n’ai pas d’eau chaude ». Alex saisit, un air amusé sur ses lèvres dénudées, que la nuit s’annonçait aussi insolite que le début de cette soirée. Elle suivait un grand viking dans son antre, un géant dont la main puissante pouvait briser le cou à n’importe quelle demoiselle, un inconnu au pull élimé et totalement démuni. Elle le suivait parce qu’à cet instant, elle aimait cet homme et voulait tout lui donner sans arrière-pensée. La caverne n’était pas sale mais des papiers étaient éparpillés sur la table et une énorme moto trônait au beau milieu du séjour. C’est à la lampe de poche qu’ils montèrent les deux étages. Il eut ce geste de mordiller sa fesse à travers son jean et elle rit tout en poursuivant l’ascension. Elle avait le désir chevillé au corps. Même le geste vulgaire isolé était acceptable au regard du plaisir convoité et bientôt dispensé de part et d’autre. Alors la vérité sexuelle de cette rencontre éclata sur le lit défait où ils s’assirent, s’allongèrent, s’embrassèrent, ôtèrent leurs vêtements, se mordirent, se caressèrent. Cette découverte des épidermes, cette douceur étonnante de la peau du géant qui l’embrassait partout, jusque dans ses cheveux. Alex vit et sentit ce grand corps penché sur elle, extrêmement doux et prévenant, attentif à respecter toutes les étapes, à différer la jouissance pour mieux la savourer. Alors le beau viking lui avoua : « cela fait longtemps que je ne suis pas allé avec une femme, quelques mois ». Car Alex sûre de son désir et enflammée par la certitude de vouloir ce corps en elle déployait de multiples caresses qui aurait rendu le plus aguerri des amants transi d’amour : ses lèvres glissaient sur le torse, mordillaient un téton, descendaient jusqu’au nombril et sa langue jouait dans ce trou profond avant de s’embusquer et de s’attarder sur l’endroit fétiche où tout n’est plus qu’élévation, battement, dilatation, tension extrême. La frontière en plastique ne diminua pas le plaisir, elle passa inaperçue dans cette profusion de caresses, de baisers, de pénétrations sans cesse reprises et renouvelées. « Chhtt », murmurait Laurent afin de calmer sa partenaire qui gémissait doucement, sans ostentation, sifflait comme un doux reptile, écoutait ses battements intérieurs.

La nuit passa ainsi. Ils dormirent enlacés, torse contre dos, fesse contre fesse, nez contre cheveux, main de princesse dans main de géant. Au matin, tournée à demi vers Laurent dont elle aperçut les rides déjà profondes au coin des yeux fermés, Alex observa les poutres et cette tache du petit jour, uniforme et presque blanche, ce monochrome encadré par des poutres de bois vieilli. Ils firent à nouveau l’amour. Une heure plus tard, ils étaient attablés dans un petit bar de la station balnéaire où elle croisa des gens qu’elle connaissait bien : une patronne de maisons d’hôte, un type qui faisait le marché... Ils mangèrent presque en silence, l’homme était décidément peu loquace et il évoqua cette fatigue qu’il aurait dû taire tant cela ne comptait guère au regard de la volupté tendre de cette nuit-là. Il la raccompagna à sa voiture, ils s’embrassèrent sans s’enlacer. Et ce fut tout.

[gris]Lilith[/gris]

Commentaires (2)

  • Destais

    Une nouvelle qui aborde la question du désir et celle de la vérité sexuelle d’une rencontre insolite en préservant les jalons du chemin érotique et sans cette transparence organique qui prive le lecteur et la lectrice de sa propre autonomie imaginative..Réenchantons la sexualité Mesdames, le désir est élan vital et ses pouvoirs sont magiques..

  • claire tencin

    Très joliment écrit ! Tous les émois de la rencontre sexuelle sont finement analysés. Pourquoi ce "chhtt !" ? il me fait toujours l’effet d’une limite, d’une maîtrise de l’homme sur le plaisir de la femme.
    Claire tencin