Agnès Giard
Le 15/04/2009
Difficile de décrire Agnès Giard qui ne ressemble à personne. A l’heure de la mondialisation des modes vestimentaires, du développement des tribus sociales et du discours standardisé, cette journaliste excentrique sort du lot. On est tout d’abord surpris par sa petite voix douce et fluette qui contraste avec son allure de guerrière (tenue de vinyle noir, doc Martens montantes, cheveux noir corbeau). Puis on se laisse séduire par sa réflexion, à nulle autre pareille : elle décrit sans interpréter, analyse sans juger, écoute sans couper la parole. Son premier livre Le Sexe Bizarre (Ed. du Cherche Midi) traitait des sexualités différentes, puis L’imaginaire érotique au Japon (Ed. Albin Michel) et aujourd’hui Le Dictionnaire de l’Amour et du plaisir au Japon (Ed. Drugstore) viennent confirmer l’impression qu’elle connaît son sujet sur le bout des doigts. Rencontre avec une personnalité du 3ème type dont la passion pour le Japon l’emmène régulièrement vers une contrée où la sexualité n’est frappé d’aucun interdit.
Vous êtes une journaliste spécialisée sexe. Comment choisit-on cette spécialisation ?
En fait, je suis une journaliste spécialisée contre-cultures, ce qui explique pourquoi je traite des rapports sexuels et amoureux plutôt sous leur aspect ethnologique. Il me parait plus intéressant d’étudier la diversité des fantasmes humains (et leur rapport avec la loi, la morale ou l’économie) que de donner des modes d’emploi du style “3 méthodes pour améliorer ses orgasmes” ou “5 façons de le faire jouir”. Je ne suis pas prosélyte, ni sexologue. Je me contente d’étudier l’incroyable créativité que peut générer le désir. Et de montrer que la sexualité est un terrain propice au génie humain… un terrain d’autant plus fertile qu’il repose sur des notions essentielles : le don de soi, l’amour de l’autre, le goût du plaisir.
Comment est née l’idée de votre 1er livre Le sexe bizarre ?
Ce livre est une encyclopédie des fantasmes les plus ahurissants, loufoques ou rares au monde. Saviez-vous que certaines femmes sont excitées à la vue d’un stéthoscope ? Et que des hommes font l’amour avec des ballons en plastique rouge ou rose ? Je voulais montrer que notre libido peut se nourrir de choses qui – à priori – n’ont rien à voir avec la sexualité. Des milliers d’hommes et de femmes partagent des goûts étranges. Il était temps de leur donner la parole et de leur permettre d’expliquer comment et pourquoi ils en sont venus à trouver séduisants des tartes à la crème, des chaussures usagées ou des masques de superwomen.
Votre deuxième livre, L’imaginaire érotique au Japon était infiniment documenté. Combien de temps avez-vous passé au Japon et avec qui, pour rassembler tant d’informations ?
Cela fait 12 ans que je vais régulièrement au Japon, pour réaliser des enquêtes et des recherches. J’ai rencontré des réalisateurs de jeux vidéos, des acteurs de X, des dominatrices professionnelles, des universitaires, des ingénieurs spécialisés en robotique, des dessinateurs de mangas gays, des tenanciers de clubs, des barmen et surtout des artistes, beaucoup d’artistes. Parce qu’il me semblait important d’écouter ceux et celles qui sont branchés en prise directe sur l’imaginaire de ce pays. Leurs oeuvres fonctionnent comme des miroirs magiques : elles reflètent tout ce que la société japonaise veut tenir caché, tout ce qui doit rester dans l’ombre, discrètement invisible.
Pourquoi avez-vous pris la décision de faire un second livre sur le plaisir au Japon ? N’aviez vous pas peur de vous répéter par rapport au premier ?
Impossible de se répéter sur un sujet pareil. Au Japon, l’érotisme est sans fond, sans fin. Il y a encore tellement de choses mystérieuses… Je prépare deux nouveaux livres qui devraient permettre de mieux comprendre beaucoup de choses concernant cette culture. Et donc nous-mêmes.
Comment avez-vous choisi les mots qui figurent dans votre Dictionnaire de l’amour et du plaisir au Japon ?
Certains mots étaient évidents : adultère, préliminaires, beauté, sperme, orgasme, prostitution. Ces mots-là relèvent de l’universel. Mais pour traquer les différences entre nos deux cultures, je suis aussi partie à la recherche de ces mots qui – pour nous, occidentaux – semblent tout à fait anodins, et qui – au Japon – évoquent si puissamment l’amour et la sensualité que le fait même de les prononcer peut provoquer l’émoi : couleur, parapluie, renard, champignon, pin, cordon ombilical, fil rouge, oeil… Certains de ces mots ont une puissance quasi-magique.
Quels sont, pour vous, les 3 mots les plus importants dans la culture sexuelle japonaise ?
De façon un peu arbitraire, je dirai : shikata, pinku et kimochi. Shikata est un des mots les plus utilisés et les plus importants de la langue japonaise. Il signifie “la voie des actes”, “le geste bien fait”. Il sous-entend que les choses doivent être accomplies en respectant une forme et un ordre qui expriment et maintiennent l’harmonie dans la société et dans l’univers. La sexualité, par exemple, doit respecter une sorte de processus parfaitement rodé, répété, suivant une sorte de chorégraphie sacrée. Elle doit donner l’impression d’un accomplissement. Pinku (rose) désigne tout ce qui touche à l’amour, y compris vénal. Les enseignes des salons de massage, des clubs à caresse, des bordels sont roses. On appelle “salons roses” les bars où l’on peut boire une bière tout en se faisant sucer… Ce rose mièvre associé aux premiers émois et aux palpitations romantiques des premiers baisers incarne parfaitement l’idéal du fuzoku (l’industrie du sexe) : la prostituée doit faire semblant d’être une petite copine. Ce qui explique pourquoi les filles qui couchent sont moins bien payées que celles qui jouent le rôle de l’amie de coeur, les yeux pleins d’étoile et le sourire d’un ange… Kimochi est un mot que l’on entend souvent quand on fait l’amour avec une Japonaise. Il pourrait se traduire par « sentiments », « émotion »… Ou encore : « Je me sens bien, très bien, si bien, avec toi… ». Il exprime l’indicible bonheur qu’il y a à s’unir. Les Japonaises murmurent souvent ce mot pour exprimer le plaisir presque spirituel de l’harmonie des corps et des âmes.
Y avait-il au Japon des ouvrages correspondant au vôtre ?
Pas à ma connaissance. Les Japonais n’aiment pas les dictionnaires. Dans cette culture éminemment dynamique et mobile, vouloir figer les choses c’est un peu comme vouloir les tuer. Car la vie, là-bas, est synonyme de mouvement. Quant à la beauté, elle procède de l’aspect changeant, éphémère de la vie… J’ai donc appliqué une logique typiquement française (celle du savoir ordonné et classifié) à une culture qui se refuse, à priori, aux tentatives d’analyses rationnelles…
L’iconographie est impressionnante. Comment avez-vous procédé pour la trouver ?
Je suis allée trois fois au Japon pour trouver les 30 peintres, photographes et dessinateurs qui illustrent ce dictionnaire. Ils ont tous accepté de participer à l’aventure et j’espère que ce livre, tout comme le précédent, permettra aux Occidentaux de découvrir un pan méconnu de l’art contemporain japonais. Mon ambition était à la fois de faire une encyclopédie et un livre d’art. Parallèlement à mon activité de journaliste, j’essaye en effet de promouvoir les échanges artistiques entre le Japon et l’Europe, en organisant des expositions d’art ou en aidant les artistes que j’aime à se faire publier hors du Japon. Ce sont des artistes de grande valeur qui méritent une reconnaissance internationale. Pourquoi la poésie et le symbolisme sont-ils si importants au Japon ? Peut-être a-t-on cette impression parce que dans notre culture occidentale, on a tendance à valoriser l’objectivité ? Chez nous, le rapport que l’être humain entretient avec le monde est un rapport d’analyse rationnelle : il faut, suivant des préceptes religieux et scientifiques (qui exigent la « lumière »), prendre ses distances par rapport à nos perceptions sensorielles. On se méfie du corps et de ses appétits « grossiers », « aveugles ». On calcule la beauté avec des chiffres (tour de hanche, tour de taille, etc)… Au Japon, pays de l’harmonie, il faut ne pas poser de distance entre soi et l’autre, ne pas séparer le corps de la pensée. C’est une culture qui – d’une certaine manière – réconcilie les contraires et prône la connaissance par « empathie ». Ce qui nous pousse à croire que les Japonais sont peut-être plus « poétiques » que nous. Ils aiment en tout cas moins la verbalisation. Ils préfèrent l’ombre, l’ambiguïté, le non-dit et ses mystères…
Et d’un autre côté, cette poésie cohabite avec une sexualité très trash. Comment s’en arrangent-ils ?
Ce n’est pas qu’elle est trash, c’est juste qu’elle est nommée, décrite et réalisée sans détours. Nous, occidentaux, nous utilisons des périphrases parce qu’il existe un tabou sur la sexualité. Au Japon, où il n’existe aucun “péché de chair”, on désigne les choses comme elles sont. Quand on fait l’amour à une femme, on va donc lui dire, par exemple, qu’elle a le vagin fondant, agréablement moelleux comme s’il était tapissé d’œufs de hareng (kazunoko no hadazawari). Ou qu’il procure les mêmes sensations irrésistibles que si l’on plongeait le pénis dans un bol rempli de mille asticots (mimizu senbiki)… La beauté cachée des sexes est parfois bien plus prisée que celle des visages. C’est la beauté tactile, quelque chose que l’on sent et dont l’impression délectable relève du monde des énigmes… Ce qui est finalement très poétique, n’est-ce pas ?
Quels sont, selon vous, les grandes différences entre l’amour au Japon et l’amour en France ?
Dans notre monde judéo-islamo-chrétien, l’interdit frappe la relation sexuelle. C’est pourquoi les vidéos X insistent sur la pénétration en gros plan. Au Japon, ce n’est pas le sexe qui est tabou (au contraire), c’est l’émotion. Et c’est pourquoi les vidéos X nippones consacrent plus de gros plans sur le visage des actrices que sur aucune autre partie de leur corps, traquant avec délices ces signes qui trahissent le trouble : un pli de la bouche, un froncement de sourcil, une fêlure, un écarquillement des yeux… Ce qui excite les hommes au Japon, c’est une femme forcée de faire l’aveu de son trouble et de sa jouissance. La transgression suprême consiste à arracher son masque à la femme (ou à l’homme, s’il s’agit d’une relation homosexuelle), à la forcer dans ses retranchements, pour qu’elle abdique, pour qu’elle se laisse emporter par l’émotion… Nous, Occidentaux, nous trouvons cela choquant, violent. Nous nous offusquons de voir que la sexualité au Japon est un terrain de défoulement. Nous préférerions que ce soit un petite cour de récréation sagement limitée, encadrée, régulée par la morale. Mais au Japon, il n’y a pas de morale qui tienne dans le domaine de l’imaginaire. Pas d’interdit sur les fantasmes. La représentation fictive des déviances n’est pas censurée. Du moment que cela ne fait de mal à personne, pourquoi refouler nos désirs ? Ils ne sont pas dangereux s’ils s’expriment dans la fiction. Le vrai danger, c’est croire que la sexualité peut se conformer à des normes religieuses ou politiques.
Comment la femme vit-elle sa sexualité au Japon ?
Mal. Tant qu’elle reste célibataire, la femme japonaise peut s’éclater et faire ce qui lui plaît. Mais du moment qu’elle épouse un homme, c’est le début de la fin : il est en effet très difficile, dans le contexte économique actuel, de se garder une petite place pour le sexe. Les hommes qui font le choix d’entrer dans une compagnie doivent se sacrifier et rentrent si tard le soir que leur vie conjugale en prend un coup. Ceux qui ont des petits emplois (les freeters) peuvent faire l’amour tout leur saoul à leur femme, mais ils ne gagnent pas suffisamment d’argent pour pouvoir fonder une famille. C’est difficile au Japon d’avoir des loisirs et en même temps de gagner correctement sa vie… Bien plus difficile qu’en France. Les femmes qui veulent gagner leur vie sont aussi confrontées au même dilemme : il est actuellement presque impossible pour une Japonaise d’avoir un enfant tout en ayant un job. Car il n’existe pratiquement aucune aide gouvernementale, ni de crèches d’entreprise, ni de pension, ni de baby-sitter. Celles qui ont une vie sexuelle débridée sont donc les célibataires qui vivent encore chez leurs parents et qui n’ont pas d’enfant. (Il faut savoir qu’au Japon il est très mal vu d’avoir un enfant hors-mariage).
Les hentais (ou mangas) ont-ils une influence sur la sexualité des jeunes Japonais ?
Oui. Beaucoup d’hommes qui ont aujourd’hui l’âge de 30-40 ans ont été élevés dans l’esprit du sacrifice, pour gagner des concours et faire carrière. Ils n’ont pas eu le temps de sortir avec les filles. Ils ignorent tout de l’autre sexe. Ils ont découvert la sexualité dans les manga et c’est pourquoi ils trouvent les poupées plus excitantes, avec leur visage enfantin, aux yeux immenses et au petit menton… A la télé et dans l’industrie des pop-idoles, toutes les filles sont castées au rayon « Poupée kawai » pour leur plaire. Il faut qu’elles ressemblent à des héroïnes de dessin animé, et qu’elles soient innocentes, pour les rassurer. Ce qui explique l’extraordinaire succès des lolitas.
Dans un pays où les conventions priment, la parole sur le sexe s’est-elle libérée ?
Le puritanisme occidental a profondément marqué la civilisation japonaise, mais en même temps je crois que ce pays est un des plus libres au monde : la tradition là-bas veut que l’on prie devant des dieux en forme de pénis et de vagin. Des centaines de milliers de gens assistent chaque année aux processions de phallus géants. Pour célébrer la nouvelle année, les pères de famille lancent dans toute la maison des graines de soja qui symbolisent le sperme. Pour purifier des croyants, les prêtresses shinto agitent de manière spasmodique au-dessus de leur tête des grelots, qui renvoient de façon imagée à l’acte charnel primordial, celui par lequel le monde est advenu… La sexualité est un rite sacré. Le plaisir est un devoir. Parler de sexualité est une chose courante, normale. Depuis les années 70, en tout cas, la censure puritaine a pratiquement disparu.
Pourquoi, depuis quelques années, le Japon est-il devenu si à la mode dans la littérature ?
Parce que nous sommes confrontés en Occident à une grave crise : celle de l’intégrisme, notamment islamique, et que nous nous sentons menacés dans nos libertés. Chaque jour, au supermarché, dans le métro, nous croisons des femmes voilées et cela entretient un climat d’inquiétude. Chaque jour, nous apprenons que le Vatican finance des associations anti-avortement et défend des prêtres pédophiles. Cela fait des siècles que nous vivons dans la terreur. Nous n’osons pas nous promener en mini-jupe. Nous n’osons pas être gay ni travesti. Nous n’osons pas aimer le sexe. Parce que c’est mal. Parce que la religion est quelque chose de rampant qui nous est inculqué malgré nous à travers des images aussi banales que celles d’une femme en train de manger une pomme… Nous vivons dans une civilisation binaire, qui oppose le mal au bien et la femme à l’homme. Nous vivons dans la haine de notre corps et dans la méfiance envers tout ce qui peut nous procurer du plaisir… Le Japon nous offre l’extraordinaire espoir de vivre la sexualité sans culpabilité et sans peur.
Avez-vous déjà eu vous-même, des aventures avec des Japonais ?
Non.
Les codes de séduction sont-ils les mêmes que chez nous ?
Au Japon, pour séduire, les garçons doivent ressembler à des filles : ils sont bronzés, manucurés, avec les cheveux teints et mi-longs. Ils parlent mode, ils portent des sacs à main rose, ils sortent, ils s’amusent, ils baisent, et on les nomme nampa (les doux) par opposition au modèle traditionnel du koha (le dur), associé à l’image du yakuza taciturne ou de l’ottosan, le papa-tyran. Les nampa sont des dragueurs que nous dirions “efféminés” qui passent leur temps à fréquenter les filles. Ils constituent le nouveau modèle de la virilité au Japon. Un des plus connus d’entre eux, a même fait une publicité pour du rouge à lèvre. De la même manière, les critères de séduction féminines sont en train de changer : avant, les Japonaises devaient cultiver l’image idéale de la jeune vierge timide, effacée, pudique et silencieuse. Maintenant, elles doivent être hédonistes, dynamiques, voyantes, à l’image finalement de ces héroïnes qui ont envahi les dessins animés de leur présence pétaradante. Signe des temps : dans le cinéma X, les nouvelles actrices en vogue sont les chijo, des super-nanas bronzées, musclées, sans complexes, qui réclament du sexe et qui traitent les hommes sans ménagement, comme des égaux. Finis les chichis, les sanglots, les rougissements… Le Japon est en passe de devenir, grâce à ces filles explosives, un pays leader en matière d’égalité homme-femme. J’en suis persuadée.
Votre blog sur Libération s’intitule "Les 400 culs", vous avez choisi 400 mot-clés pour ce livre... Une superstition le nombre 400 ?
Un hasard. Le nom du blog sexe a été choisi par Libération. Quant aux 400 mots-clés de la sexualité au Japon, c’est parce qu’il y avait 400 000 choses à dire mais qu’il fallait s’en tenir à l’essentiel. J’ai quand même pu glisser quelques poèmes d’amour, dont certains très anciens, qui me tiennent énormément à coeur et qui, je crois, devraient ne pas faire pleurer que moi.
[gris]Propos recueillis par Constance de Médina[/gris]
[gris]Dictionnaire de l’amour et du plaisir au Japon d’Agnès Giard Éditions Drugstore chez Glénat[/gris]