Portrait d’artiste : Ghada Amer

Le 12/11/2010

Le féminisme peut être dynamisé par la séduction.

Fille d’un diplomate égyptien, Ghada Amer est née au Caire en 1963 et y a vécu jusqu’à l’âge de 11 ans. Elle arrive en France en 1974 et y vivra vingt ans. Elle sort diplômée en 1989 de l’École Pilote Internationale d’Art et de Recherche (Villa Arson, Nice). Elle vit et travaille depuis 1996 à New York, dans le quartier de Harlem.








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Black Flower with red Marks (2001)

Vénus, le déclic

Arrivée adolescente en France, Ghada Amer est très rapidement confrontée à de nouveaux codes (sociaux, culturels et vestimentaires). Ce profond décalage Orient/Occident va marquer profondément sa carrière artistique. Lorsqu’elle retourne en Égypte à la fin des années 80, après ses études, elle tombe sur un numéro de Venus, magazine de mode égyptien qu’elle décrit comme « le Vogue des femmes voilées ». Sur les pages glacées, des mannequins portent des vêtements de marques occidentales détournées —par photomontages, rajouts, empiècements— afin de coller aux exigences de l’islam. À la fin de la revue, des patrons invitent les lectrices à réaliser leurs propres modèles.

L’artiste le « conserve comme un talisman », il a été le point de départ de sa broderie figurative. Elle va immédiatement se mettre à dessiner des versions réduites à partir de ces patrons dans des cahiers à spirales. Elle créera ensuite en 1990 deux pièces Love Has No End et Untitled, figurant des tracés d’un patron de minijupe punaisé à un morceau de contre-plaqué. Le travail artistique étant sa seule manière de s’émanciper de l’autorité parentale, de se rebeller… J’étais tellement frustrée que je ne pouvais pas en parler à mes parents. Je ne pouvais pas me rebeller, ainsi d’une certaine façon, ce fut ma propre rébellion parce que je savais que mon incapacité à parler avait été une fausse excuse. J’ai finalement dit : « je m’en fiche, ils peuvent me punir, mais je fais l’art. C’en est arrivé au point où je pouvais quitter la maison, ne plus parler à mes parents, ou m’impliquer émotionnellement avec un homme non musulman. […] Peut-être que ce n’était pas très courageux, mais je ne pouvais pas opérer de transgression dans la réalité ; je pouvais seulement transgresser à travers ma peinture. » (1) C’est le déclic, fin 1991, Ghada Amer commence à coudre des patrons sur de la toile.


Du modèle au cliché

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La Femme qui repasse (1992)


Au début des années 1990, elle va questionner la condition de la femme inféodée au rôle domestique que lui attribue la société avec des œuvres comme Cinq Femmes au Travail (1991), La Femme qui repasse (1992) ou encore Au Supermarché (1992). « Ce qui m’intéresse dans les clichés, c’est l’idée du "modèle à suivre" , et dans la vie nous y sommes partout confrontés ; dès la naissance on nous montre comment il faut vivre, on nous éduque dans ce sens, on grandit et on suit le modèle qui nous a été imposé. Tout mon travail tourne autour de l’idée du modèle. » (2) Dans Cinq Femmes au Travail, le tableau cousu est un quadriptyque qui représente une femme faisant son marché, une faisant la cuisine, une autre le ménage et la dernière s’occupant d’un enfant, la cinquième femme étant l’artiste elle-même cousant le tableau. Cette dernière femme invisible à l’œil remet en cause la place de la femme (dans le tableau, la scène domestique et la vie artistique) tout en opérant par le biais d’une technique conventionnellement dévolue aux femmes (la couture). Ghada Amer opère ainsi des déplacements à la fois pratiques et théoriques. « L’histoire de l’art a été écrite par des hommes, tant dans la pratique que dans la théorie [...]. C’est devenu l’expression majeure de la masculinité, en particulier à travers l’abstraction [...]. J’occupe ce territoire esthétique et politique parce que je créée des peintures abstraites, mais j’intègre à ce champ masculin un univers féminin : fait de couture et de broderie. » (3)
En 1993 elle utilise pour la première fois du texte dans son travail et réalise une œuvre intitulée Conseils de beauté du mois d’août, votre corps, vos cheveux, vos ongles votre peau, soit 4 mouchoirs brodés de conseils de beauté en lettres vert pâle, bleu roi, orange et carmin suspendus à des clous espacés régulièrement. Il s’agit pour elle de « se débarrasser de ces histoires pour se réinventer soi-même, [et] en tant que femme, [cela] prend une éternité ». (4) Dans le prolongement de cette démarche critique elle aborde l’image érotique en détournant des images trouvées dans des magazines érotiques. Ghada Amer s’inspire également des contes de fées. Pour elle, les figures stéréotypées des dessins animés de Walt Disney comme celles de Cendrillon ou Blanche-Neige représentent des idéaux de féminité incitant à la « soumission et à la passivité de la femme » envers l’homme de la même manière que les images des magazines érotiques tirées de Playboy ou Penthouse véhiculent cette image de soumission sexuelle —comme en montage parallèle.

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Who killed les demoiselles d’Avignon (2010)

Les dessins de Ghada Amer représentant des couples en train de s’embrasser, des femmes recevant des cunnilingus ou se masturbant, prennent une force particulière hors de leur contexte d’apparition premier des magazines pornos. Le plaisir et la jouissance qui s’en dégagent sont comme libérés des contraintes de la représentation. Le réseau de fils à coudre les recouvrant agit comme un filtre préservant une part de pudeur, brouillant le voyeurisme des scènes de manière très subtile, à la manière des dripping de Jackson Pollock. Elle va s’attaquer aussi à la vision du couple à travers Ken et Barbie (Barbie loves Ken, Ken Loves Barbie, 1995), sortes de pyjamas cousus et brodés au fil rouge par Amer, ils rappellent les règles inhérentes à la sexualité de couple transmises dès l’enfance.

Dressing-code et sexualité

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Private room (1998-1999)

En 1996, Ghada Amer échange avec un avocat l’aide légale pour obtenir un visa, la fameuse green card, contre un tableau. Ce déménagement va lancer sa carrière internationale. Cette toile, utilisée comme monnaie d’échange, était estimée à l’époque à 4 000 $ et vaut désormais plus de 125 000 $.
L’œuvre considérée comme emblématique de cette période est Private room (1998-1999), une pièce composée de 15 éléments répartis en trois catégories (housses de vêtements, armoire à chaussures et penderie). Des éléments suspendus sont confectionnés à la main entièrement par l’artiste sans aucune aide extérieure (d’où le temps de travail nécessaire s’approchant des mythiques figures de Pénélope ou de la reine Mathilde). Les couleurs chatoyantes et les matériaux kitsch choisis sont habituellement utilisés pour réaliser « les parures de lits de jeunes mariés dans les pays arabes ». L’écriture (en italique et en français) est à peine lisible. Il s’agit de chapitres du Coran (appelés sourates) qui parlent du rôle des femmes. Chaque sourate est composée de plusieurs ayas ou versets et est minutieusement brodée par Ghada Amer, telle par exemple la sourate 221 : « Ne te marie jamais à une femme polythéiste avant qu’elle ne devienne croyante. Une esclave qui croit, a plus de valeur qu’une femme libre et polythéiste. »
L’œuvre d’Amer va progressivement prendre de l’ampleur, en 2000 elle participe à la première exposition Greater New York au P.S.1 et à la Whitney Biennial. Son travail commence à être reconnu internationalement.

L’Encyclopédie du plaisir

En 2001, elle conçoit une installation de la même ambition que Private Room composée d’une série de malles de voyage en toile brodée recouvertes d’extraits d’une encyclopédie islamique médiévale, compilation de textes ayant pour objet la sexualité. Ghada Amer a choisi de recopier uniquement les passages liés à la sexualité et au plaisir féminin. La traduction anglaise est brodée au fil d’or avec une technique d’origine indienne appelé sirma très prisée en Égypte, usuellement utilisée afin de broder des calligraphies décoratives des versets du Coran.

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The Dance (2004)

Sa première exposition personnelle n’aura lieu que quatre ans plus tard, en 2004, à la galerie Larry Gagosian de Beverly Hills. Son travail visuellement très fort a aussi une valeur théorique très contestataire même si elle se refuse à le préciser verbalement. « Moi je dis ce que je pense, ce que je ressens et je ne veux pas faire de révolution car je n’y crois pas, en tout cas pas à travers un travail artistique. »

De RFGA à Reza Farkhondeh + Ghada Amer

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Ghada Amer & Reza Farkhondeh Rose hearts - E (2008).

Depuis 2001, Ghada Amer collabore avec l’artiste iranien Reza Farkhondeh sous l’entité RFGA (utilisée par eux de 2001 à 2006). Elle aime travailler avec cet ami de longue date puisqu’ils se complètent. Ils se sont rencontrés en 1988 en France alors qu’ils étaient étudiants. En 1995, Reza Farkhondeh émigre aux États-Unis soit un an avant Ghada Amer. Les parcours se font en parallèle. « Il comprend les choses comme des formes et moi comme des lignes » précise t-elle.
Si le travail d’Amer tend vers une certaine forme de systématisme, travailler avec quelqu’un d’autre lui permet de briser ce système et d’aller plus loin. Ce qui m’intéresse c’est la manière dont cela m’oblige à sortir de mes systèmes. Je découvre de nouvelles images. C’est très différent de mon travail habituel. Je pense que cela fonctionne comme une appropriation. Chaque fois qu’il me donne quelque chose je me l’approprie. (5) Les premières collaborations sous l’appellation RFGA cèdent désormais place à un véritable travail en commun.
Loin de proposer une réponse formelle critique vis-à-vis de la masculinité, Ghada Amer forme avec l’artiste iranien un duo artistique qui renforce la vision positive et optimiste de son œuvre.

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The girl on yellow sofa, Ghada Amer et Reza Farkhondeh (2010)

Comme le précisait avec justesse Eleanor Hearney en 2005, « De fait, des universitaires musulmans, comme la féministe marocaine Fatima Mernissi, ont souligné que le prophète lui-même, polygame, se préoccupait grandement de la satisfaction du plaisir féminin. » (6) La lecture du travail de Ghada Amer offre une nouvelle fenêtre sur l’Islam et l’interprétation du Coran. Néanmoins, elle est aux aguets prête à intercepter et dénoncer l’action néfaste des données conservatrices à l’œuvre au sein de la société occidentale. Ghada Amer reste avant tout une vigie subversive et perspicace ancrée dans le réel.

[gris]Saskia Farber[/gris]

Exposition de Ghada Amer et Reza Farkhondeh à la galerie Filomena Soares à Lisbonne, jusqu’au 20 novembre 2010.

Notes :
(1) « The Thread of Painting : An Interview with Ghada Amer » interview réalisée par Robert Enright et Meeka Walsh pour la revue Border Crossings n° 111, août 2009.
(2) « Interview de Ghada Amer par Xavier Franceschi », in cat. Expo. Ghada Amer, Espace Jules Verne, Centre d’Art et de Culture, Brétigny-sur-Orge, 1994.
(3) déclaration de Ghada Amer publiée sur le site de l’exposition Feminist Artist Statement.
(4) Ghada Amer, entretien avec Valérie Cassel, 2002.
(5) « New Territory : Beyond RFGA, Ghada Amer & Reza Farkhondeh at STPI » Conversation entre l’écrivain Gina Fairley et les artistes Ghada Amer et Reza Farkhondeh dans leur atelier du Singapore Tyler Print Institute en février 2007.
(6) Eleanor Heartney, « Ghada Amer Cendrillon versus Schéhérazade » in Art Press n°308, janvier 2005.

Commentaires (1)

  • Victoire

    Cet érotisme est nouveau pour moi, aussi emmêlés que les fils de certains dessins, alors elles sont heureuses ces femmes mi-soumises mi-on-ne-sait-quoi ?
    Cette artiste et son mélange culturel est vraiment intéressante, dommage pour l’expo, Lisbonne c’est un peu loin. Peut-on la voir quelque part en France ? Dans des galeries ?