Les belles velues

Le 27/04/2009

L’image d’un corps nu peut encore heurter, provoquer, être taxée de gratuité par les plus timorés. Pour les autres, presque blasés, le genre a fait son temps. D’où l’identité ambiguë ou la dérision les plus souvent exploitées aujourd’hui, et qui ne passent pas toujours bien non plus. Parce que censée identifier les genres masculin/féminin, autrement dit parce que sexué, le poil comme matériau reste une sujet délicat qui intéresse les artistes.

Question poils, pas de demi-mesure

A gauche, quatre mannequins s’avancent, très chic (titre de la photo, Elles arrivent) : un mètre quatre-vingts au bas mot, capelines, tailleurs, escarpins. A droite, les mêmes, poses identiques (les escarpins ont résisté) mais tenue d’Eve de rigueur. Brushing impeccable, regard absent, ventre extra plat que prolonge un triangle à peine visible, travail d’orfèvre du rasoir : les femmes selon Helmut Newton ont la sensualité du papier glacé où elles sont reproduites. Dans sa représentation artistique, le poil vibre, le poil émeut. Son absence laisse de marbre et même agace. À l’affirmation, on apportera juste un bémol : lors d’un récent salon d’art contemporain à Paris, une galerie présentait une installation où trônait un savon incrusté de longs poils bouclés et rebelles. Le public regardait à peine, pris de dégoût devant le lointain souvenir sans doute (qui n’en n’a pas ?) des douches de camping ou de celles de vestiaires de clubs sportifs. Conclusion : le poil désolidarisé de la machine humaine rebute. Le poil mort révulse.

Le premier sexe représenté et les autres

Dans l’écartement, la toison pubienne de la dame dont le visage n’apparaît pas. Cadrage depuis la naissance des seins jusqu’à celle des cuisses. L’ambassadeur ottoman à Paris Khalil Bey accroche le tableau derrière un rideau de sa salle de bains. Plus tard, Lacan, lui aussi, le masque dans sa maison de campagne, cette fois derrière un autre panneau peint. Si L’Origine du Monde de Gustave Courbet qui a élu aujourd’hui domicile au très institutionnel musée d’Orsay suscite toujours des commentaires , c’est que la toile peinte en 1866 montrait, pour la première fois, ce que nul n’avait osé représenter jusque là, le sexe féminin. Courbet relevant le défi, Courbet ouvrant la voie. Tout est dit. “Cochonnerie”, pornographie, les détracteurs n’en ont pas fini de dire leur malaise, moins devant la crudité du sujet qu’en raison de l’audace du cadrage : puisque ce n’est personne (absence de visage), ce sont donc toutes les femmes qui se trouvent là, “exposées” au plus intime. Ce n’est pas non plus que le spectateur puisse deviner clairement la vulve, puisque pilosité il y a et non des moindres. Justement. Le poil au masculin, rien de plus naturel et même de plus viril. Mais l’animalité, semble-t-il, ne sied pas à la femme. Plus d’un siècle plus tard, l’artiste Zoran Naskovski semble confirmer. Il montre en 1997 une installation vidéo qui porte le même titre, choisit le même cadrage, mais le sexe est soigneusement épilé... Et, autre cause de fâcheries à venir, la main chercheuse de la dame apparaît à l’écran. Si l’image offre ici des possibilités d’animation, l’Origine se joue décidément en hard et en solo.

Pubis aquatique

Avec 2000 sexes d’une femme, le cadrage se trouve encore resserré. Si resserré qu’on peut y voir le lien aquatique. Rien d’abstrait. Au contraire, voici clairement suggérée la relation à l’humide. Au cours des années soixante-dix, Henri Maccheroni choisit de photographier un modèle unique, jusqu’ici toujours anonyme. Des milliers de clichés en noir et blanc patiemment sélectionnés, variation obsédante sur ce qu’il faut bien le constater, ne peut connaître de fin. Sous tous les angles, ce n’est pas encore assez d’angles. Entre le poil qui tour à tour s’enroule et se délie, et le grain de la chair qui s’étoile, le contraste se fait profond, les noirs plus noirs, les blancs plus blancs. Parce que nous possédons cette chance que le regard électrise l’imaginaire, la pilosité dévoile plus qu’elle ne cache. La peau à nu ne nous laisserait aucune fantaisie subjective. Les collectionneurs connaissent bien ce travail, encore poursuivi aujourd’hui. Aquatique, Le Pubis de la déesse selon Paul-Armand Gette, l’est résolument : accrochés à la fourrure (toujours cadrée) un coquillage, des petits galets. Les photos sont accrochées au-dessus d’un parterre de lave en forme de cœur. La Vénus à la fourrure a ici quelque chose de tendrement amoureux, de gentiment érotique.

Cabinet de curiosités

Tout comme le paysage ne pouvait en rester à l’impressionnisme, la pilosité a inspiré aux artistes d’autres propositions et notamment quelques curiosités. Le Centre Pompidou présentait au printemps dernier Tableaux vivants, une exposition de Pierre Klossowski. Parmi les grands dessins au crayon de couleur ou à la mine de plomb mettant en scène Denise alias Roberte, le modèle fétiche, le public pouvait remarquer La belle velue (1975), portrait d’une femme aux seins hérissés de poils et dont la nature généreuse fait s’enrouler une natte depuis le tour du cou jusqu’à la main. Chez Klossowski, ce n’est pas la beauté de Roberte qui érotise le trait mais la théâtralité des situations, comme dans Roberte interceptée par les routiers ou la Série des Barres parallèles (Roberte liée et suspendue par un ou plusieurs hommes). Avec La belle velue, pas de mise en scène donc, mais un portrait immobile, plus troublant peut-être en ce qu’il dote singulièrement la femme. Klossowski a-t-il imaginé ce personnage ou a-t-il accentué la caractéristique d’une belle entrevue ? Cette liberté-là appartient aux peintres. Un peu plus tard, l’américain Robert Gober et la Praguoise installée au Canada Jana Sterbak emboîtent le pas. Le premier crée en 1991 une sculpture - cire d’abeille et poils, montrant des seins parcourus jusqu’au nombril. Deux ans plus tard, la seconde intitule Hairshirt, une femme portant un chemisier de soie transparente agrémenté d’une implantation triangulaire de cheveux humains. Matières animale ou végétale, la cire d’abeille et la soie répondent naturellement à la vivante pilosité.

Travesties, barbues, moustachues, des mutations revendiquées

Quand l’artiste ne manipule pas sa photo, le genre a pour lui la caution du réel. Mais quel réel ? Ni plus ni moins que celui de la personne photographiée, le regard de l’artiste en sus. Les modèles qui se prêtent à l’exercice en raison de leurs particularités physiques pourraient déclarer : “telle est ma nature qui n’est pas la vôtre. Plutôt que de vivre caché, offrons notre image à la face du monde.” La sempiternelle question de l’identité ne se teinte pas forcément de noirceur. Man with dog (1990) de Joel Peter Witkin montre le visage gracieux d’une femme nantie d’un buste non moins gracieux. La coiffure est sophistiquée. Bijoux et rubans ornent ce corps. Puis vient le galbe des hanches, les cuisses, les bas retenus par d’autres rubans. Et cependant les yeux ne suivent pas les lignes du modèle selon cette progression-là. Parce que d’emblée, c’est le membre relié au bas ventre qui happe l’attentiion. Ce membre que surmonte une toison brune et épaisse. Membre d’autant plus présent que la pilosité le souligne. La femme est homme. L’homme est femme. Le chien minuscule, lui aussi, regarde l’objectif. Au travers de cet intime qui n’est pas celui de madame-tout-le-monde, les photographes iront encore plus loin. C’est le cas du new-yorkais Zoe Leonard qui, à la fin des années quatre-vingt-dix, donne à voir plusieurs séries consacrées à Jennifer Miller. La femme à barbe prend les poses alanguies de la séduction. Elle est épanouie, et même exhibitionniste. “Voyez comme je suis bien dans ma peau”, semble dire la belle barbue. Des belles moustachues, il en existe aussi qui se plient à l’objectif de Jeanne Dunning (artiste américaine). La lèvre supérieure, très ombrée dans ces visages empreints de douceur et de féminité, ne relève d’aucune provocation. Elle dit l’équivoque comme identité.

Le XXIème siècle artistique aime-t-il le poil ?

Le Centre Pompidou a accueilli du 10 mai au 15 août 2007 A mort l’infini de Philippe Mayaux, lauréat du Prix Marcel Duchamp 2006. Ce qu’aime Mayaux, c’est “l’association aléatoire d’éléments générateurs de sens”. Sens dans tous les sens, évidemment. D’où par exemple French Cancan, plumes à l’appui, et Focbite (sealprick), petit phoque phallus à fourrure - la surréaliste Meret Oppenheim et son Déjeuner de fourrure (tasse, soucoupe et cuillère poilues) a trouvé sa descendance. A l’érotisme, l’artiste préfère la dérision. Avec lui, on ne s’émeut pas, on sourit. L’érotisme avec poils supporté par les artistes, aurait-il donc tout dit, tout montré ? Toujours est-il que la pilosité renvoie forcément et toujours à la perception, au tactile. Elle est ce chemin “buissonnant” qui renvoie au vivant.

Et au cinéma ?

L’homme : Tu devrais faire comme dans les films italiens, les femmes se rasent pas sous les bras.

La femme : Moi je préfère les films américains, c’est plus joli.

L’homme : Oui, mais moins excitant.

Jean-Luc Godard, par ces dialogues extraits d’Une femme mariée, vient conforter le parti pris. Des poils, des poils et encore des poils. Facile, direz-vous, il suffit de choix judicieux. De plus, ce sont ici les mots qui évoquent et pas l’image. Pour l’image, on se rappellera La Bête de Walerian Borowzyk, l’homme-ours à la poursuite de la belle finalement séduite, et encore Charlotte Rampling et son chimpanzé dans le film de Nagisa Oshima Max mon amour. Finalement, la simple suggestion doublée d’un renversement de situation (c’est la belle qui se double de la bête) demeure le phantasme absolu : en 1942, Jacques Tourneur tourne avec la très sensuelle Simone Simon La Féline (Cat People). Une jeune femme, hantée par la peur d’être la descendante d’une race de femmes monstres qui se transforment en panthères en perdant leur virginité, se refuse à son mari. A aucun moment le spectateur ne verra la mutation et cependant la montée en tension s’avère beaucoup plus efficace. Le scénario sera repris quarante ans plus tard par Paul Schrader avec Nastassia Kinski dans le rôle titre.

Chanson olfactive

D’aisselles, il est question aussi dans un autre genre artistique loin d’être mineur, à savoir la chanson. Dans un hymne débridé intitulé Dans les yeux de ma mère, Arno le belge rocailleux n’hésite pas à dire ce que bien d’autres taisent, surtout s’agissant de leur génitrice : “ J’aime l’odeur au-dessous de ses bras (...).” Et d’odeur il ne persiste mieux que lorsque le poil vient l’abriter... De la bonne “humeur” en somme, rien que de la bonne humeur.

[gris]Arnault Tran[/gris]

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