Le miroir

Le 21/01/2014

Cet homme avait pour habitude de se contempler chaque matin. Il possédait d’ailleurs un grand miroir ancien en pied, à la surface duquel il pouvait s’examiner de haut en bas. Il se plaçait devant au réveil, totalement nu, et pendant quelques minutes observait amoureusement son corps, ses longues jambes, son ventre, sa poitrine large, ses épaules carrées, les boucles brunes de ses cheveux, et son visage viril. Cet homme cherchait à s’aimer sans y parvenir. Non, cet homme ne s’aimait pas. Il n’aimait pas la pâleur de sa peau, son ventre sans muscles, ses bras fragiles, les articulations rompues de sa nuque, sa bouche sans sourire, ses yeux ternes, son nez pointu et ses cheveux qui tombaient. Chaque matin le miroir lui renvoyait cette image sans amour, cette image devant laquelle il finissait par se résigner. Auparavant, il avait bien cherché à rejeter la faute sur le miroir, et s’était observé dans d’autres surfaces : baies vitrées, fenêtres, mares, jusque dans les yeux des femmes, mais toujours il avait éprouvé le même dégoût. Pourquoi continuait-il ce rituel qui ne lui apportait qu’amertume ? Car après avoir fermé les yeux, il se lavait, s’habillait, partait travailler, mangeait, rentrait chez lui, buvait et se couchait. Jamais une seule journée ne s’écoulait différemment, et chacune commençait par le même constat déprimant.

Un jour, il se leva comme d’habitude et se présenta devant le miroir. Il pleuvait et la lumière avait du mal à révéler le reflet face à lui. Il tendit la main vers l’interrupteur mais l’électricité avait sauté. Il se dit alors qu’il s’attarderait un peu moins devant son image, devenue floue dans la pénombre. Il jeta un regard blasé de haut en bas, s’attendant à découvrir les mêmes imperfections, les mêmes difformités, mais rien de tout cela n’était présent. A la place de l’image habituelle, même si le reflet se trouvait à la limite du discernable, il y avait autre chose. Interdit, il s’immobilisa et oublia de respirer. L’image n’était pas la sienne. Les contours qu’il parvenait à voir ne correspondaient pas à ce qu’il voyait habituellement. La surprise le paralysa jusqu’à ce que ses mains décident d’explorer son corps à l’aveugle. Elles trouvèrent les mêmes poils, les mêmes poches de graisse, les mêmes muscles que tous les jours. Cependant, en face de lui, le reflet ne suivit pas ses mouvements. L’image, imprécise, ne bougeait pas. Il crut déceler une lueur, un regard qui le fixait avec curiosité. Il aurait pu se rendre dans la cuisine, prendre une bougie, l’allumer et approcher la lumière du miroir mais il avait peur que l’image ne soit plus là à son retour. Alors, il demeura pendant des heures devant le reflet immobile, nu, bientôt gagné par le froid. Il attendait que cesse la pluie et revienne le soleil, pour lui révéler la silhouette qui hantait son miroir. Il attendit tout le jour. Un peu avant le crépuscule, le vent chassa les nuages. Une vague chaude de la lumière rougissante du crépuscule pénétra dans l’appartement. Le miroir s’anima et semblait fait de chair plutôt que de verre. Il sentit un frisson parcourir son dos ankylosé. Il retint sa respiration. Le reflet n’était en effet pas le sien. Il appartenait à quelqu’un qui ne se trouvait pas dans cette pièce. Lui-même était d’ailleurs totalement absent du miroir, ce ne pouvait être lui. C’était une femme, plus petite que lui. Ses pieds étaient d’une finesse incroyable. Ses mollets galbés annonçaient des courbes agréables, élancées comme les tiges d’une fleur. Sa peau remontait tout en douceur, lisse, jusqu’au triangle que formait la naissance de ses cuisses. Ensuite, il suivit de ses yeux les concavités de ses hanches jusqu’aux seins parfaits, hauts, d’une rondeur fruitée. La nuque était particulièrement belle, paraissant sculptée dans un rayon de miel. La chevelure fine faisait un voile jusqu’aux épaules, encadrant un visage stupéfiant. Cet homme ignorait les mots qui auraient pu décrire la sensualité de la bouche, la malice des pommettes, la délicatesse du nez ou l’éclat du regard. Incapable de se contrôler, il étendit le bras jusqu’au verre et le toucha. A sa grande surprise, le reflet imita cette fois son mouvement, et leurs doigts se superposèrent. Il ne sentit pas la froideur du verre, mais la chaleur de la chair. Quand son regard se posa droit devant lui sur le miroir, il croisa celui de la femme. Il y vit alors l’amour qu’il avait toujours recherché, et se sentit mal. Il tituba, faillit tomber, ferma les yeux, se retint à la grande plaque réfléchissante et glissa. Il se retrouva à genoux, comme devant un autel, son corps tout entier soudain pénétré par la chaleur du miroir.

L’homme releva légèrement la tête, revint sous le triangle vermeil, et le vit pulser comme si la vie s’y réveillait. Il sentit comme une vague de fièvre gagner sa tête. Il avança les lèvres, jusqu’à les poser sur la plaque, mais sa bouche ne rencontra pas le verre. Il sentit sous son baiser une surface ronde et tiède, douce et légèrement parfumée. Sans plus pouvoir se contrôler, il commença par embrasser les lèvres tendres, posant ses mains sur les cuisses pour les écarter un peu. Sa tête se fraya un passage dans la tendresse du corps offert. A mesure que sa langue agaçait le clitoris gonflé, le léchait en cercles ou par petits coups rapides, il lui semblait que le miroir se tordait, que le miroir se penchait, craquait, soupirait. Il crut même sentir se poser des mains dans sa chevelure, planter des ongles dans son crâne. Les yeux toujours fermés, volontairement aveugle, il continua dans le noir total à deviner les plaisirs qu’il était capable de provoquer. Ses dents mordillaient les parties les plus suaves du triangle, sa langue cherchait les muscles tendus sous la peau des cuisses. Enfin, sa bouche happa complètement le sexe palpitant pour en extraire le jus sucré et fort qu’il sentit couler dans sa gorge. Il lui parut s’abreuver aux sources d’un nectar chaud et la tête lui tourna. Il sentait sous ses mains qui s’agrippaient aux hanches des frissons puissants, des spasmes de plaisir secouer le corps de la femme. L’image qu’il tenait entre ses lèvres était vivante. Elle gémissait, haletait, s’accrochait à sa tête collée sous son ventre qui avait adopté le rythme de ses baisers. Et soudain il sentit les mains se refermer sur sa nuque comme un étau, le pressant plus fort, et il faillit étouffer dans la chair gonflée de joie. Le suc déborda des commissures de ses lèvres, le sexe s’ouvrit comme une fleur pour exploser dans sa bouche. Le miroir poussa un cri, semblable à une fêlure.
Quelque chose avait craqué au-dessus de lui.
Il se releva et vit la femme comme appuyée contre une surface invisible, cherchant à sortir d’un piège. Ses yeux témoignaient de son désir. Un instant, il se demanda comment il pourrait l’aider. Alors il parcourut de sa langue toute la surface de l’image, des pieds à la tête, sentant à chaque passage le miroir se craqueler un peu plus. Il fit gonfler les seins sous sa langue, frissonner les aisselles, remuer les lèvres jusqu’à trouver entre elles la langue douce qui s’enroula à la sienne. Il se colla contre elle, elle fit de même. Bien qu’ils puissent sentir leur chaleur réciproque, ils avaient toujours l’impression d’être séparés par une frontière intangible, difficilement palpable, mais qui les empêchait de franchir cette infime distance qui les séparait encore. Il voulut briser le miroir mais ses poings s’enfoncèrent dans une matière molle. Frustré de ne pouvoir délivrer cette femme dont l’amour le rendait enfin beau, se sentant impuissant à extraire le véritable reflet de lui-même, il lui fit face, et plongea son regard dans le sien. Il y trouva la réponse. Il lui sourit en retour. Ils ne pouvaient toujours pas se parler, mais dans ses yeux tout était dit. Il se colla à nouveau au miroir, le lécha de sa langue chaude, jusqu’à le faire fondre. Il embrassa chaque partie de son corps, de la plante des pieds fine et délicate aux doux mollets arrondis, des cuisses tendres au triangle sombre, du ventre bombé aux hanches souples, des seins lourds aux épaules cristallines, des aisselles sensibles aux poignets fragiles, de la nuque offerte aux paupières closes, des lèvres avides à la gorge secrète. La nuit était tombée et le soleil avait cessé de projeter ses rougeurs sur le miroir, mais ils se devinaient à présent. Cet homme savait exactement où trouver le reflet et n’avait plus besoin de lumière.
A l’aube, il était enfin libre.
A l’aube le miroir avait été brisé.

Franck